Si vous aimez Breaking Bad, vous aimerez Shut Eye

Si vous aimez Breaking Bad, vous aimerez Shut Eye

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Par Adrien Delage

Publié le

Dans Shut Eye, Jeffrey Donovan se prend pour un Heisenberg en puissance avec des pouvoirs psychiques. Attention, spoilers. 

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De l’autre côté de l’Atlantique, une petite plateforme de streaming monte dans l’espoir de concurrencer Netflix et Amazon Prime. Il s’agit d’Hulu, toujours indisponible dans l’Hexagone, qui cache pourtant de belles pépites dans ses programmes originaux. Certains spectateurs ont déjà pu découvrir le drame spirituel The Path avec Aaron Paul, qui lui sert de série étendard pour le moment.

La jeune plateforme ne compte pas se reposer sur ses lauriers et proposera dans les prochains mois des projets alléchants. On pense notamment à Castle Rock, une série fantastique à la Stranger Things qui se développe entre les mains de Stephen King et J.J. Abrams, ou encore The Handmaid’s Tale, un drame dystopique avec Elisabeth Moss. Mais pour le moment, revenons sur un show passé inaperçu en 2016 qui mérite pourtant une attention particulière tant son sujet est passionnant et maîtrisé de bout en bout : Shut Eye.

C’est l’histoire de Charlie Haverford (Jeffrey Donovan, Burn Notice), un magicien raté reconvertit en arnaqueur. Sous l’oppression d’un groupe mafieux composé de Roms, il se fait passer pour un médium et leur soutire de l’argent. Mais un client mécontent va tabasser Charlie, le laissant quasi pour mort. À son réveil, il commence à avoir des visions du futur. Incapable de les contrôler, Charlie va utiliser ses prédictions pour ramasser un bon pactole et fuir définitivement avec sa famille la tyrannie des romanichelles.

Chiromancie et arnaques ratées

Pas de trafic de meth’, pas de poulet frit, pas de surnom inspiré d’un physicien allemand. Et pourtant, Shut Eye possède un petit quelque chose de Breaking Bad. Dans les deux séries, les héros de l’histoire se baladent le long de la frontière du bien et du mal, jusqu’à la franchir, consciemment ou non. Si le show de Vince Gilligan posait son intrigue dans les rues chaudes et hostiles d’Albuquerque, Shut Eye nous transporte dans un Los Angeles miteux et violent, où les voyants courent autant les rues que les restaurants indiens dans le Xe arrondissement de Paris.

Le premier effort de Leslie Bohem (Extant), le créateur de la série, est de nous représenter la communauté des Roms en prenant le contre-pied des stéréotypes habituels. Ici, les gens du voyage ne sont pas des individus émigrés vivant dans la pauvreté. Au contraire, ils s’habillent avec du sur-mesure, circulent en Jaguar et contrôlent les différentes enseignes de voyance. Pour exprimer cette hiérarchie, les deux leaders de cette famille sont joués par deux acteurs puissants.

Isabella Rossellini interprète Rita, la cheffe du foyer, une femme forte aussi stratège et cruelle que Cersei Lannister. Elle est secondée par son fils Fonso, un vrai méchant aussi répugnant que sournois brillamment incarné par Angus Sampson (Fargo). C’est d’ailleurs dans la distribution et l’écriture que réside une autre force de Shut Eye. À la manière de Breaking Bad, la série propose une palette de personnages variés et hauts en couleur, capables de péter une durite à chaque instant pour déstabiliser le spectateur.

La plongée de Leslie Bohem dans le monde des Roms est rendue fascinante par le travail réalisé en amont sur les mœurs et les cultes de cette communauté bien trop méconnue. Derrière les artifices de la voyance se cache une véritable culture qui se dévoile sous nos yeux à travers la série. On apprend autant de leur langue (les fameux gadje qui signifient étrangers) que de leurs coutumes dans une scène terrible du pilote, où la sœur de Charlie est scarifiée après avoir trahi la famille de Fonso. Le traitement des femmes est lui aussi difficile, puisqu’elles se retrouvent mariées de force dès leur plus jeune âge.

Dans ses sursauts de violence, Shut Eye évoque les twists utilisés dans Breaking Bad. Esthétiquement, elles se ressemblent d’ailleurs comme deux gouttes d’eau avec ce filtre cru et jaunit. De plus, Charlie et Walter White ont des parcours similaires. Ils vivent une vie paisible sans véritablement être heureux, s’ennuient et passent leurs journées à se morfondre. Si Charlie ne souffre pas d’un cancer, il ne supporte plus de vivre sous le joug des Roms.

Grâce à sa prestation, Jeffrey Donovan apporte de la profondeur à son personnage qui aurait pu n’être qu’un loser sériel de plus. Il suit une courbe descendante vers le côté obscur qu’il développe à travers son pouvoir. Si Heisenberg avait son intelligence diabolique et ses connaissances en chimie comme force, Charlie est débrouillard et peut voir dans le futur. Leurs capacités leurs permettront de dépasser leur moralité pour parvenir à leurs fins.

La noirceur de l’avidité humaine

À certains moments, l’intrigue de Shut Eye reprend les codes du voyage initiatique du super-héros et les dilemmes qui accompagnent ses responsabilités. Charlie utilisera-t-il ses pouvoirs pour faire le bien ou le mal ? Mais Leslie Bohem et son équipe de scénaristes maîtrisent suffisamment bien leur sujet pour lui amener de la profondeur. On oscille entre le drame familial au sein des Haverford et des Roms et le drame criminel quand ils sont pourchassés par des enquêteurs du FBI, tout cela au sein d’une exploration captivante d’une industrie peu scrupuleuse. Le rythme est excellent et on ne s’ennuie jamais, surtout qu’aucun personnage ne semble indispensable, chaque protagoniste risquant donc de passer à la trappe à tout moment.

Tout au long de cette plongée au cœur des vitrines clinquantes des médiums, Shut Eye soulève des questions existentielles importantes. L’illusion soulage-t-elle plus que la vérité, peut-on trouver du sens à la vie dans les dires d’autrui ? “Êtes-vous un médium ou un thérapeute ?” demande un client à Charlie dans la série. À travers le parcours de cet antihéros, et son histoire à fort potentiel dramatique qui vient casser une fois de plus le mythe du rêve américain, Shut Eye scrute la noirceur de l’avidité humaine qui tourne principalement autour de l’argent. Et comme dans Breaking Bad, cet argent devait, à la base, servir à préserver les familles de Charlie et d’Heisenberg du besoin, jusqu’à ce que la spirale devienne incontrôlable.

Bien entendu, le show d’Hulu n’est pas exempt de défauts. Le personnage d’Emmanuelle Chriqui semble n’exister que pour satisfaire les pulsions sexuelles de Linda, la femme manipulatrice de Charlie, et incorporer ainsi à la série une minorité lesbienne gratuitement. Si la prestation de Jeffrey Donovan est très bonne, l’acteur est moins convainquant dans les séquences tendues, quand son personnage est en détresse, contrairement à l’intensité que peut exprimer Bryan Cranston. Enfin, l’intrigue a souvent tendance à sublimer le parcours de ses personnages, alors qu’ils suivent tous un schéma amoral au possible. Un mauvais exemple à suivre.

Shut Eye est une petite pépite sérielle passée, à tort, inaperçue. Dans une ère de Peak TV où les antihéros ont tendance à disparaître au profit des super-héros, des drames historiques et d’une recrudescence des teen shows, la série de Leslie Bohem réussit avec brio à nous transporter dans ce Los Angeles psychique froid aux buildings gigantesques. Il faut la regarder les yeux grands ouverts pour profiter au maximum de son univers original et contemporain.

En France, la saison 1 de Shut Eye reste inédite.