Comment Buffy a fait avancer à coups de pieu la cause féministe

Comment Buffy a fait avancer à coups de pieu la cause féministe

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Par Pauline Delestre

Publié le

20 ans après ses débuts, Buffy fascine plus que jamais les universitaires. Parmi ses nombreuses grilles de lecture, la plus importante est sans nul doute sa vision du féminisme.

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Buffy est considérée comme une pionnière de l’introduction du “girl power” sur les écrans des années 1990. Exit le rôle féminin de second ordre, simple love interest du personnage masculin, cantonné au rôle de copine de, mère de, fille de. Dans la série de Joss Whedon, la blonde ingénue qui se fait massacrer au fond d’une allée sombre a des armes de choix et de poids : une force spectaculaire, un maniement jouissif de la répartie assassine et une variété d’objets bien aiguisés.

Si la réputation du caractère féministe de la série n’est plus à faire, Joss Whedon étant lui-même un fervent défenseur de l’égalité hommes-femmes, on peut aujourd’hui se demander, avec le recul, en quoi Buffy a posé un regard effronté sur la question féminine, détourné les archétypes et changé la donne pour les séries qui lui ont succédé.

La série n’a pas froid aux yeux et n’a jamais hésité à aborder des sujets graves, au caractère adulte peu commun pour une audience aussi jeune.

Laisse pas traîner ta fille

Dans la réalité alternative de “The Wish”(saison 3, épisode 9), on se retrouve projetés dans un monde où Buffy n’est jamais venue à Sunnydale. Les vampires ont par conséquent pris possession de la ville. Une perspective terrifiante où les humains (principalement les filles) se voient obligés de porter des couleurs sombres, et de ne pas traîner dans les rues le soir afin de ne pas réveiller les instincts prédateurs des créatures de la nuit. Un couvre-feu a même été instauré afin d’assurer la sécurité de chacun. Le Bronze est devenu quant à lui un repaire de torture où les humains capturés subissent les pires tourments.

Une allégorie à peine déguisée de la réalité que subissent la plupart des femmes lorsqu’elles doivent rentrer tard chez elle, ne s’habillant ni trop court ni trop coloré, et se dépêchant d’arriver à destination en espérant ne pas faire de mauvaise rencontre.

Éveil aux sexualités

Le sexe est un sujet particulièrement intéressant dans l’univers de Buffy, car il est expérimenté de manière variée par les personnages féminins ; tour à tour un outil de pouvoir, une découverte identitaire, une punition divine, ou encore un moyen de réconfort.

D’un côté, on a Faith, dont l’appétit sexuel, couplé avec le désir de posséder, voire de tuer, n’est jamais vu d’un bon œil. De l’autre, Willow (incarnée par Alyson Hannigan), la mieux lotie des trois. Son éducation sexuelle, tendre et romantique avec le doux Oz, se transforme en quelque chose de très spécial dans la saison 4, lorsqu’elle rencontre Tara. La télévision publique américaine n’avait alors jamais mis en scène de relation lesbienne explicite, et la chaîne refusait que Joss Whedon aille trop loin.

C’est peut-être pourquoi la profondeur et l’amplitude de leur connexion physique est subtilement abordée à travers leurs rêves et leurs séances de magie : des formes dessinées à la plume sur un dos nu, des visages transpirants, des volutes de fumée et des doigts fermement entrelacés dans un moment de pure extase magique. Il a également choisi un parfait épisode pour mettre en scène leur premier baiser : “The Body” (saison 5, épisode 16), lorsque Buffy découvre le corps sans vie de sa mère. En plaçant le baiser entre Willow et Tara au second plan d’une scène chargée en émotion, il a cherché à le banaliser, et à ne pas en faire un événement. C’est réussi.

Concernant le personnage de Buffy, les choses sont plus compliquées. Étonnamment, le sexe est l’une des rares choses durant lesquelles elle n’est jamais vraiment en contrôle. Cette malchance chronique lui fait connaître des désillusions qui parleraient à beaucoup de jeunes femmes, si on en oublie le côté surnaturel.

Sa perte de virginité avec Angel dans la saison 2, un moment intense de partage charnel, a la conséquence dramatique de le priver instantanément de son âme, faisant de lui un être cruel et sadique qui s’amuse à la torturer en jouant avec ses sentiments. En saison 4, elle jette son dévolu sur Parker à la fac, voyant à travers lui un semblant de normalité vers lequel elle tend désespérément. Elle doit faire face à une cuisante déception lorsqu’il ne souhaite pas réitérer l’expérience. Pourtant, Buffy essaie toujours de ne pas se définir par rapport aux hommes. Elle n’hésite pas à tuer Angel pour sauver le monde à la fin de la saison 2, même si elle l’aime désespérément.

La question du consentement

L’expérience la plus effroyable intervient durant la saison 6, lorsqu’elle est arrachée du paradis et ramenée à la vie. Déprimée par la violence du monde, écrasée par les obligations et les responsabilités, Buffy s’enferme dans un état léthargique, et cherche à se faire du mal en se lançant à corps perdu dans une relation animale avec Spike, car elle a besoin des bras d’un mort pour se sentir à nouveau en vie.

Ici, les rôles classiques sont inversés, et elle le traite comme une chose, profitant de son affection pour assouvir ses propres besoins. Cependant, il reprend l’ascendant lors d’une scène d’agression sexuelle, où il la désire tellement qu’il la violente et essaie de la déshabiller sur le sol, jusqu’à ce qu’elle se dégage de son emprise et qu’il réalise son erreur. Cette scène, qui a été une épreuve difficile à traverser pour ses deux interprètes − Sarah Michelle Gellar et James Marsters −, a pour but de montrer sans équivoque que même les femmes fortes et indépendantes peuvent être victimes d’abus sexuels.

Par ailleurs, la série va encore plus loin, en abordant le thème relativement nouveau, même aujourd’hui, des rapports sexuels non consentis. Lorsque Buffy raconte ce qui lui est arrivé à Dawn, sa petite sœur, celle-ci lui demande naïvement si elle n’a pas imaginé le tout, et si ce n’était tout simplement pas juste un peu plus violent que d’habitude. Buffy lui répond, tout simplement : “C’était compliqué. […] Je ne voulais plus de ça”.

On connaît tous l’histoire. À chaque génération naît une Tueuse, dont la vie devra être consacrée à chasser les créatures de l’Enfer jusqu’à sa mort (souvent prématurée vu la dangerosité de la tâche), moment où elle laissera sa place à une nouvelle jeune fille, cueillie dans la fleur de l’âge et forcée à tout abandonner pour accomplir sa destinée.

Fuck le patriarcat

Chaque Tueuse est sous la coupe du Conseil des Observateurs, des buveurs de thé dont le travail est de la surveiller et de lui dicter ses actes. Un système tout entier basé sur le contrôle des femmes, de leurs corps et de leurs pouvoirs, qui trouve ses racines des milliers d’années auparavant, quand une bande d’hommes a décidé de fusionner les pouvoirs d’un démon avec le corps d’une pauvre fille. Celle-ci s’est vue attribuer des pouvoirs surnaturels lors d’une cérémonie qui a tout d’une métaphore du viol. C’est ainsi qu’est née la première Tueuse.

Tout au long de la série, Buffy doit ainsi composer avec les obligations morales que lui imposent les hommes qui tentent de régir sa vie, notamment le Conseil, qui la soumet sans arrêt à toutes sortes de tests (dont celui, particulièrement cruel de l’épisode “Helpless” en saison 3, où elle est droguée et privée de ses pouvoirs, forcée à faire face à une situation mortelle seule). Dès le final de la première saison, Angel et Giles lui cachent l’existence d’une prophétie annonçant sa propre mort, donnant lieu à l’une des plus déchirantes scènes de la série, où Buffy articule, entre ses larmes, cette phrase devenue culte : “Giles, j’ai 16 ans. Je ne veux pas mourir”. Pour beaucoup, ce moment de colère face à leur manque de considération envers elle est précisément là où la série s’est élevée au-delà du simple divertissement.

Plusieurs personnages sexistes jalonnent la série, dont le trio Warren/Andrew/Jonathan, trois losers frustrés, bêtes et machos, mais avec un certain talent pour la robotique, qui créent un humanoïde féminin afin de satisfaire leurs désirs (un clin d’œil au film Et l’homme créa la femme de Franck Oz, dans lequel on retrouve un automate qui sert d’esclave sexuel), mais le robot finit par être détruit. Ils en créent alors un autre, cette fois-ci à l’effigie de Buffy, à la demande de Spike. Surnommé le BuffyBot, il a la capacité de s’exprimer, mais il est évidemment impossible d’y retrouver l’esprit vif et le sens de l’humour si particulier de la véritable Buffy.

Les trois lascars finiront par fuir pour échapper à la fureur vengeresse de Willow, ivre de pouvoir et aveuglée par le chagrin suite à la mort de Tara, tuée par balles par la faute de Warren.

On pourrait aussi parler du grand méchant de la dernière saison : le mal originel (incarné par Nathan Fillion), une sorte de démon informe dont le seul but est d’anéantir la Tueuse. Afin de mieux la torturer, il prend la forme de sa mère décédée, ou d’elle-même, mais sa forme préférée reste Caleb, un prêtre devenu une machine à tuer misogyne et ultradangereuse. Surnommé le “Révérend-Je-Déteste-Les-Femmes” par Alex, il s’impose comme un représentant monstrueux de l’oppression patriarcale, affublant Buffy de surnoms affectueux comme “petite femme” ou même “catin”. Ce à quoi elle répond avec sa répartie habituelle, après l’avoir fait voltiger de l’autre côté de la pièce : “Tu sais, tu devrais faire attention à ce que tu dis. Pour un peu, on te prendrait pour un con qui déteste les femmes.”

“− Pourquoi créez-vous des personnages féminins aussi forts ?

− Parce qu’encore aujourd’hui, vous me posez cette question.” Joss Whedon

Un épisode souvent oublié, et pourtant remarquablement exécuté, est celui où sa mère Joyce se met en couple avec un certain Ted (joué par le regretté John Ritter), dont Buffy se méfie tout de suite. Tout le monde pense qu’elle ressent un sentiment de jalousie classique à l’égard d’un possible beau-père, mais elle n’en démord pas : quelque chose ne tourne pas rond chez cet homme.

Alors qu’elle le surprend dans sa chambre, ils se disputent et il la frappe. Elle riposte alors et sa force surpuissante le tue. S’ensuit une marche de la honte particulièrement douloureuse à regarder, où elle doit faire face aux questions de la police qui ne croit pas à son récit, car elle ne porte aucune ecchymose sur le visage. Cet épisode pose de réelles questions sur les abus domestiques et s’inscrit comme l’un des plus traumatisants de la série.

Heureusement, le show a aussi son lot d’exemples de personnages masculins qui agissent en soutien de Buffy et de son combat, ou tout simplement respectent sa position de Tueuse. En effet, lorsqu’elle se lance dans une patrouille, les vampires et divers démons qu’elle rencontre dans les cimetières environnants la traitent toujours comme un adversaire digne de ce nom.

Giles joue le rôle de béquille paternelle et protectrice dès que le Scooby Gang en a besoin ; Alex lui offre un soutien quasi sans faille jusqu’à son accident avec Caleb et a même son moment de gloire lorsqu’il sauve le monde en ramenant “scary, veiny” Willow à elle ; et Spike et Angel restent à ses côtés jusqu’à la fin, prêts à mettre la main à la pâte.

Alliance féminine

Une des plus belles réussites de la série réside dans la manière dont Buffy réussit à contourner la mythologie qui veut que le pouvoir de la Tueuse ne soit porté que par une seule fille dans le monde entier, et de le rééquilibrer en invitant toutes les futures Tueuses à partager le fardeau, s’affranchissant ainsi du Conseil pour de bon et multipliant leurs chances de gagner la bataille contre le premier mal.

Ironiquement, c’est le Conseil lui-même qui lui donne l’idée, en lui rappelant d’un ton moqueur qu’elle est peut-être douée de pouvoirs exceptionnels, mais qu’elle va envoyer toutes ces pauvres petites filles à l’abattoir. C’est un moment grave pour Buffy, de plus en plus isolée et critiquée par ses troupes pour son absolutisme moral qui la pousse à en demander toujours plus de ses recrues ordinaires.

C’est ainsi qu’elle décide d’utiliser les dons incroyables de Willow afin de partager son héritage avec le groupe grâce à la force de l’exception qu’elle représente déjà, avec Faith.

“À chaque génération, une Tueuse vient au monde parce qu’une bande de types qui sont morts il y a des milliers d’années ont fixé les règles du jeu. Ces hommes étaient puissants. Cette femme est plus puissante que tous ces hommes réunis. Alors changeons les règles du jeu. Moi je dis que mon pouvoir devrait être votre pouvoir. Demain, Willow utilisera l’essence de la Faux pour changer notre destin.

À partir de maintenant, toutes les Tueuses potentielles qui attendent de par le monde deviendront des Tueuses, toutes les filles qui attendent d’avoir le pouvoir auront ce pouvoir. Celles qui étaient soumises résisteront enfin. Des Tueuses, chacune d’entre nous. Faites un choix. Êtes-vous prêtes à être fortes ?”

Willow, petit rat de bibliothèque devenu femme accomplie et sorcière surpuissante, utilise alors sa magie tandis que des images défilent : des jeunes femmes de tous âges, races, cultures et milieux se soulèvent de par le monde. En transférant le pouvoir d’une jeune femme blanche, californienne et privilégiée à un groupe de femmes de tous bords et de toutes cultures, Buffy étend alors sa bataille contre le patriarcat institutionnalisé et son activisme féministe au monde entier.