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Il faut qu’on parle de Scènes de ménages et de son problème avec les couples gays

Il faut qu’on parle de Scènes de ménages et de son problème avec les couples gays

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© M6 Studios

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Par Delphine Rivet

Publié le

Les récentes déclarations du directeur de l’unité fiction et humour de M6 ne laissent, hélas, que très peu de place au doute.

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Dix ans que cette shortcom existe. Cinq ans que la loi pour le mariage des personnes de même sexe a été adoptée par le Conseil constitutionnel. Mais Scènes de Ménages, qui a lancé sa dixième saison le 27 août dernier, refuse toujours la marche du progrès. Dans une récente interview avec nos confrères de Pure médias, Yann Goazempis, directeur de l’unité fiction et humour de M6, a de nouveau enterré tout espoir de voir un couple gay rejoindre leur galerie de personnages dans les prochains mois.

Depuis 2008, la série, qui est un beau succès d’audiences pour la chaîne, décline à l’infini des situations cocasses auxquelles de nombreux couples sont confrontés. Les retraité·e·s, les trentenaires vivant à la campagne, les jeunes qui démarrent dans la vie, les bobos avec une grande différence d’âge… les portraits varient, et s’étoffent de nouveaux visages au fil des saisons (cette année, Cédric et Marion ont laissé la place à Léo et Leslie). Pourtant perdure un constat assez lassant : ce couple aux multiples facettes que nous décrit Scènes de Ménages, est invariablement hétérosexuel. La justification de Yann Goazempis laisse pantois :

“Notre recherche est systématiquement à travers un couple qui pourrait être le même à ses différentes étapes. Prendre un couple, deux hommes, deux femmes, est quelque chose qui est un peu hors sujet par rapport à la définition et au concept de Scènes de Ménages qu’on a fondé depuis le début et qui fonctionne comme ça depuis le début. On ne raconte pas tout à fait la même chose.”

Les déboires et autres situations comiques que vivent les duos de Scènes de Ménages, des petites chamailleries domestiques sans conséquences comme celles que traversent des millions de couples, seraient-ils spécifiquement hétéros ? Est-ce que raconter sa journée de travail à son/sa conjoint·e, c’est hétéro ? Est-ce que se disputer sur l’éducation des enfants, c’est hétéro ? Et se faire une soirée en amoureux, c’est hétéro ? S’engueuler sur qui doit sortir les poubelles, c’est hétéro ?

“Hors sujet”. Comment peut-on, en 2018, qualifier les couples gays et leur représentation à la télévision de “hors sujet”, a fortiori en prime time dans une shortcom qui entre chaque soir chez des millions de foyers ? Non, monsieur Goazempis, on est en plein dans le sujet. De la même façon que les personnes blanches sont l’ethnie “par défaut” dans les médias, l’hétérosexualité serait, plus encore que la norme, un modèle universel ? Si cette idée vous file de l’urticaire, c’est parce que l’ombre des idées de la Manif pour tous plane sur ce discours passéiste.

“Tant qu’on n’a pas bien circonscrit et campé toutes les différentes étapes de la vie de couple, on reste sur cette trajectoire-là, c’est-à-dire un homme et une femme”, poursuit-il dans la vidéo de Pure médias.

On est, là encore, à deux doigts de la rhétorique “Un papa, une maman” des opposants au mariage pour tous. Le couple n’est pas une figure monolithique, universelle et figée dans le temps. Et puisque le directeur de la fiction le reconnaît lui-même en disant que la série nous montre un couple à différentes étapes de sa vie, c’est bien l’admission que ce dernier est protéiforme. Il a plusieurs visages, plusieurs âges, plusieurs origines sociales. Pourquoi n’aurait-il pas, ce couple, plusieurs sexualités ?

Dans quel monde vit donc Yann Goazempis pour refuser si fermement l’idée même de l’homosexualité dans son programme ? Et ce n’est pas la première fois qu’il doit se défendre de ses choix. Déjà, en 2015, on lui demandait si Scènes de Ménages intégrerait un jour un couple gay. Il répondait alors que cela n’apporterait aucune “valeur ajoutée” à la shortcom. La suite de l’interview est assez consternante :

“On se rendait compte que dans le couple gay, soit on était dans une caricature un peu cliché que je trouve idiote, un peu Cage aux folles, qui ne nous intéresse pas, soit on est dans un couple gay plus réaliste mais dans ce cas-là, les situations seraient les mêmes qu’un couple hétéro.”

Donc, les couples hétéros ont déjà eu droit à dix représentations différentes, toutes caricaturales (c’est le principal ressort humoristique, assumé, de la série), mais personne n’a réussi à trouver un modèle de couple gay, sur une échelle de l’homosexualité qui irait donc de “folle flamboyante” à “normal”, entrant dans ses critères ? Yann Goazempis a quand même une épiphanie sur la fin : des homos “réalistes”, ça ressemble trop à des hétéros ! On va oser une remarque, arrêtez-nous si on va trop loin M. Goazempis, mais peut-être que… si c’est la même chose… un couple constitué de deux hommes ou de deux femmes, c’est… finalement… aussi ordinaire que le sacro-saint modèle “un monsieur, une madame”, non ?

Scoop : ça s’engueule aussi dans ces couples-là, ça roucoule, ça fait la vaisselle, ça va chercher les gamins à l’école, ça rentre du travail épuisé, ça vieillit ensemble… Tous les ingrédients pour faire plein d’épisodes de Scènes de Ménages ! Et en bonus, ils vivent des situations qui leur sont spécifiques et que les hétéros ne connaîtront probablement jamais comme le coming out aux parents, l’homophobie (oui, quand c’est bien fait, on peut aussi en rire), le désir d’enfants sans pouvoir procréer traditionnellement, etc.

La fiction française a tellement de retard sur son époque qu’on en est, encore en 2018, à rappeler à une chaîne que les couples gays existent, que vouloir les cacher est un affront aux progrès sociaux accomplis ces dernières années pour les droits des personnes LGBTQ+, que leur donner une petite fenêtre d’exposition sur une heure de gros audimat, ça n’est pas de l’audace, ni un risque… c’est juste le minimum syndical.