Emerald City : l’adaptation du Magicien d’Oz est une orgie visuelle, mais un conte désincarné

Emerald City : l’adaptation du Magicien d’Oz est une orgie visuelle, mais un conte désincarné

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Par Delphine Rivet

Publié le

Avec Tarsem Singh derrière la caméra, Emerald City promettait déjà du grand et beau spectacle. Mais la plus belle des réalisations ne sauve pas nécessairement une histoire à la dérive.

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C’est un projet qui traînait dans les cartons de la chaîne NBC depuis longtemps. Annulée puis ressuscitée, Emerald City porte hélas les stigmates de son développement plus que chaotique. Adaptation plutôt fidèle — dans le fond, car la forme, elle, est une réinterprétation assez radicale — des romans de L. Frank Baum, cette nouvelle série NBC nous embarque sur sa route de briques jaunes, plutôt sinueuse.

Le Pays d’Oz et ses pièges

Peut-être faut-il porter un regard vierge sur l’œuvre pour mieux apprécier l’audace d’Emerald City, énième adaptation du Magicien d’Oz. Un exercice périlleux pour n’importe quel Américain qui a grandi avec les contes de Dorothy, son chien Toto et ses compagnons de route. Et la presse US s’est engouffré dans la brèche pour s’empresser de comparer des décennies de versions plus ou moins éloignées du matériau d’origine. De notre côté de l’Atlantique, on aborde la série avec plus de sérénité sans doute, notre imaginaire ayant été relativement épargné. On n’y verra donc pas de crime de lèse-majesté, ni de pompage éhonté, mais une œuvre audacieuse et assurément intrigante.

Mais Emerald City n’est pas pour autant exempte de défauts, pour la plupart liés, d’ailleurs, au travail d’adaptation. Shaun Cassidy, David Schulner, Matthew Arnold et Josh Friedman, ont travaillé conjointement au développement de ce projet, initialement lancé dans les bureaux d’NBC il y a trois ans. La chaîne avait alors donné le feu vert en début d’année 2014, avant de se rétracter et d’annuler la commande l’été qui a suivi. Puis, en 2015, la machine à idées étant ce qu’elle est à l’ère de la Peak TV, les décideurs de la chaîne ont ressorti Emerald City du placard. Aux quatre showrunners est venu s’ajouter le réalisateur Tarsem Singh, qui signe les dix épisodes de cette saison 1, et officie en tant que producteur exécutif.

On constate alors, devant son double épisode inaugural, qu’elle se heurte à deux obstacles majeurs : s’attaquer, d’une part, à un monument de la littérature, maintes fois adapté et avec plus ou moins de succès, et que les Américains connaissent déjà par cœur ; et, d’autre part, devoir incarner une vision nouvelle en étant embarrassé de personnages, certes canoniques, mais surtout archétypaux. Et à ce stade, Emerald City ne fait pas les efforts requis pour casser le moule.

Ses protagonistes sont hélas coincés dans leurs carcans respectifs, et l’on ne passe que trop peu de temps avec son héroïne, Dorothy, incarnée par Adria Arjona, dans son environnement naturel. Ses racines, son histoire, ses rêves et ses traumatismes, parce que nous sommes censés avoir déjà ces données en tête au moment de rencontrer cette nouvelle version, toute son introduction est précipitée. C’est pourtant une porte d’entrée fondamentale sur un personnage. C’est ce qui lui fait tendre la main vers le téléspectateur pour l’entraîner dans son aventure.

Une vraie girouette

Déjà fragilisée par l’écriture chancelante de ses personnages principaux, Emerald City ne sait pas de quel univers elle doit tirer sa force. Oui, le ton adopté ici est résolument adulte, sombre, violent et anxiogène, mais on peut difficilement faire abstraction de son côté girouette. On y retrouve, pèle-mêle, des influences gothiques, fantaisistes, médiévales, steampunk… Ça fait beaucoup pour une mythologie déjà très dense et dont la série ne peut se départir sans s’attirer les foudres des adorateurs du Magicien d’Oz.

Les changements de tons sont assez perturbants, et ne font que mettre en évidence le manque dont souffre Emerald City à ce stade : elle a une belle enveloppe, mais pas d’âme. Au lieu d’alléger sa narration, ses tonalités, son montage, la série cumule, empile, surenchérit. Les personnages n’y gagnent pas, et Emerald City part déjà avec un sacré handicap. Elle a pourtant des choses à raconter, et elle parvient à le manifester dès que l’horizon se dégage un peu, qu’elle pose son récit.

Ainsi, le cas de Tip, l’enfant prisonnier de la guérisseuse Mombi, qui projette sur lui son syndrome de Munchausen, attire définitivement l’attention par son traitement, plutôt délicat, de la transidentité sexuelle. On en vient presque à se demander si ce conte brutal, mais néanmoins envoûtant, ne gagnerait pas à se prendre un peu moins au sérieux. La noirceur est un parti pris, mais cela ne devrait pas être une entrave.

Or, Emerald City détourne systématiquement tous les symboles de l’œuvre originelle. Lesquels deviennent autant de clins d’œil, parfois un peu balourds, au virage sombre et grave qu’elle propose. La route de briques jaunes, symbole du déracinement de l’héroïne et invitation à l’aventure, est ici un chemin recouvert d’opium. L’épouvantail sans cervelle est un homme, crucifié, qui a perdu la mémoire. Les singes volants du conte sont devenus drones de surveillance qui restituent les images filmées par un tour de manivelle.

Rêveries polychromes

Les prémices ont beau souffrir de l’abondance de propositions et de l’absence d’empathie que suscitent ses personnages, Emerald City a pourtant d’indéniables qualités. Le fait de prendre une œuvre de jeunesse et de la travestir pour en faire une fiction pour adultes est une vieille marotte d’Hollywood. Et il faut bien dire qu’il y a un certain plaisir à casser et à pervertir les jouets de son enfance. Qui aurait pu imaginer qu’il y ait un jour une tension sexuelle entre Dorothy et son épouvantail ?

Une atmosphère portée par le réalisateur Tarsem Singh, orfèvre de la composition des plans et des couleurs, dont l’intransigeance visuelle imprègne chacune des scènes, des décors (on reconnaît notamment les jardins de Gaudi, à Barcelone) aux costumes (créés par Trisha Biggar, qui a travaillé sur les épisodes I, II et III de Star Wars).

Si la mise en scène n’a jamais été un facteur déterminant pour les séries, qui sont, par essence, un art de l’écriture plutôt que de l’image, elle se doit de venir sublimer le récit, l’accompagner plus loin. Sherlock à ses débuts s’était fait remarquer par les insertions virtuoses à l’écran de Paul Mcguigan. Hannibal n’aurait pas non plus eu la même saveur sans les psychoses visuelles de David Slade. Emerald City peut se cacher, mais un temps seulement, derrière les tableaux et rêveries composés par Tarsem Singh. Mais l’illusion ne persistera pas longtemps et la série va devoir rapidement mettre de l’ordre dans ses idées.