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Avec “Free Churro”, BoJack Horseman parle pour ne rien dire… et c’est brillant

Avec “Free Churro”, BoJack Horseman parle pour ne rien dire… et c’est brillant

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© Netflix

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Par Delphine Rivet

Publié le

Rarement une série n’aura autant testé et repoussé les limites de son écriture.

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BoJack Horseman, série feuilletonnante dans un monde – celui de l’animation – où le temps est généralement figé, sait aussi parfaitement jouer avec des épisodes indépendants, comme suspendus. Ces bottle episodes sont l’une des nombreuses richesses du show, la cerise sur le gâteau de saisons déjà parfaites. Chaque année, on se dit que BoJack Horseman ne peut pas faire mieux que la précédente… et chaque année elle nous met un bon coup de cravache pour avoir osé douter d’elle. L’expérimentation dans le storytelling, sans jamais se laisser bouffer par son concept, c’est la raison d’exister de ces bottle episodes. Le sixième de cette saison 5, intitulé “Free Churro” et écrit par le showrunner Raphael Bob-Waksberg, est encore un exemple, s’il en fallait, de la qualité d’écriture exceptionnelle de cette série. Une constance dans le génie qui frise l’insolence.

“Free Churro” fait un pari risqué, et au moins aussi casse-gueule que “Fish out of Water”, entièrement muet (saison 3, épisode 4) : 26 minutes de monologue, en huis clos. Un exercice de style qui, en plus, ne se révèle pas immédiatement au public. La séquence prégénérique nous montre d’abord, dans un flash-back, un cruel souvenir d’enfance de BoJack. Assis à côté de son père dans la voiture, le petit garçon, pardon, poulain, doit écouter sans broncher son paternel débiter des horreurs sur sa mère et le rabaisser avec une violence sans nom. Pas étonnant que BoJack soit devenu un adulte autodestructeur et maladivement mélancolique quand on sait que son père ne lui a laissé d’autre choix que de se détester et qu’il a hérité ses tendances dépressives de sa mère.

Comme on le disait donc, cet épisode n’abat pas immédiatement ses cartes. On voit d’abord BoJack, en plan rapproché, en train de narrer une anecdote assez banale. À mesure qu’il nous explique comment il a gagné un churro gratuit dans un fast-food (en disant à la serveuse que sa mère venait de mourir), le cadre s’élargit et on découvre qu’il est derrière un pupitre. La caméra recule encore et dévoile la vraie raison de sa présence ici et le prétexte à cet épisode très spécial : nous sommes à l’enterrement de sa mère Beatrice, et il doit faire son éloge funèbre. Traditionnellement, on dit du bien du ou de la disparu·e.

Mais pas BoJack, pas au sujet de sa mère. “Free Churro” est donc un monologue d’une vingtaine de minutes, sans autre décor que cette chambre funéraire. Avec sa désinvolture habituelle, BoJack trouve de bon ton de placer quelques blagues. Il fait le show : “Laisse la comédie aux professionnels OK ?”, lance-t-il à l’organiste. On connaît la pudeur de ce grand cynique qui se planque trop souvent derrière quelques vannes acerbes au lieu de gérer ses émotions de façon plus saine.

Peinant à trouver des choses bienveillantes à dire sur sa mère, BoJack mouline un peu au début et sort des banalités du style : “Ah la vie, elle s’écoule, des trucs vous arrivent et ensuite vous mourez.” On se dit que la séquence n’est qu’une scène d’intro qui touche maintenant à sa fin et qu’on va passer à autre chose… Mais les vannes vont finalement s’ouvrir, non, exploser sous le poids de la rancœur, des regrets, des non-dits. Notre héros se répand et livre un monologue cruel, drôle parfois, déchirant, d’une finesse d’écriture incroyable, tout cela contenu dans une même unité de temps et de décor. L’exercice est périlleux, mais l’exécution est simplement sublime. C’est là que la série brille le plus, dans ces numéros d’équilibriste, riches en émotions et parfaitement construits.

Le coup de grâce est donné quand il fait référence au séjour à l’hôpital de Béatrice, qui a lui aussi fait l’objet d’un bottle episode d’une rare intensité, “Time’s Arrow” (saison 4, épisode 11). Il se souvient d’une phrase, prononcée par sa mère, qui ne l’a pas quitté depuis : “I see you” (“Je te vois”). Cette reconnaissance qu’il n’a jamais eue de la part d’aucun de ses parents, aujourd’hui décédés, il va la fantasmer. Incapable de savoir si sa mère l’a prononcée dans un moment de soudaine lucidité ou non. C’est une tendresse que celle-ci ne lui a jamais accordée et qu’elle a finalement laissée s’échapper à la toute fin, dans un instant d’extrême vulnérabilité.

Cette petite phrase va emmener BoJack sur le chemin de l’introspection et c’est toute l’essence de la série qui se retrouve contenue dans ce monologue, toute la force du discours, la colère, l’humour, le cynisme, ce besoin viscéral de fuir les problèmes parce que les affronter, c’est beaucoup trop dur parfois. Dans la continuité de “Time’s Arrow”, BoJack démontre à quel point il est dur de briser le cycle. Il a intégré très tôt qu’il n’était bon à rien, et que son existence même avait détruit l’harmonie du foyer. “Vous ne pouvez pas donner de happy end à une sitcom. Parce que si tout le monde est heureux, le show est fini.” Dans cette réflexion éclairée, et très méta (il parle en fait de Horsin’ Around, la série qui a fait de lui une star), il nous assène une triste vérité : tant qu’il n’est pas heureux, the show must go on.

Après nous avoir essoré les sentiments durant 20 minutes, il conclut son monologue par un moment de grâce, en référence au “I see you” prononcé plus tôt : “Je n’ai aucune idée de ce qu’elle voulait. Ou alors, elle ne cherchait que ce que nous voulons tous : être vue”. Pas le temps de vraiment s’épancher, cette vieille carne ne résiste pas à une dernière pirouette. Un gag au timing tellement parfait… BoJack s’approche enfin du cercueil, soulève le couvercle… il veut la voir, pour une dernière fois. Il marque une pause et la caméra finit par montrer, en contrechamp, une assemblée de lézards. Il s’est trompé de chambre funéraire. BoJack Horseman, c’est le spleen déguisé en comédie, et ça doit le rester.

La saison 5 de BoJack Horseman est maintenant disponible sur Netflix.