Le Seigneur de Bombay : une plongée noire et vertigineuse dans la pègre indienne

Le Seigneur de Bombay : une plongée noire et vertigineuse dans la pègre indienne

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Par Adrien Delage

Publié le

La première série indienne de Netflix est une version onirique et orientale de Narcos.

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Après avoir conquis l’Amérique latine (Narcos, 3%) puis l’Europe (Dark, The Rain) avec ses séries originales, Netflix s’attaque à Bollywood en lançant son premier show indien : Le Seigneur de Bombay (Sacred Games en VO). Ce thriller policier en huit épisodes est basé sur le roman éponyme de Vikram Chandra, un écrivain indo-américain qui a remporté plusieurs prix de littérature. Pour le mettre en scène, la plateforme de streaming s’est attiré les faveurs d’Anurag Kashyap et Vikramaditya Motwane, deux réalisateurs locaux très réputés et sélectionnés à maintes reprises au Festival de Cannes.

Le Seigneur de Bombay raconte l’histoire de Sartaj Singh, un policier cynique et désabusé qui a perdu l’espoir de protéger les 18 millions d’âmes vivant dans la cité des rêves. Si tout est possible dans cette gigantesque mégalopole, elle est gangrenée par la drogue et le banditisme. L’un de ces gangsters, Ganesh Gaitonde, porté disparu depuis plusieurs années, refait subitement surface pour annoncer une effroyable nouvelle à Singh : dans 25 jours, une frappe terroriste entraînera la destruction totale de Bombay.

Ainsi, le flic se lance dans une course effrénée contre l’apocalypse, ayant pour seuls indices les récits imagés de Ganesh avant son suicide. La narration du show se découpe en deux parties distinctes : des flash-back racontant la montée au pouvoir du baron de la drogue dans le passé, et l’enquête haletante de Singh où il sera confronté à la corruption des forces de l’ordre et les mystères qu’abrite la capitale de l’État de Maharashtra, sorte de monstre urbain à l’appétit insatiable.

Un voyage onirique dans l’enfer d’une mégalopole

La chaleur occupe un rôle central dans Le Seigneur de Bombay. Il n’est pas franchement conseillé de regarder la série par temps de canicule. La mégalopole tentaculaire qui se dévoile devant les caméras d’Anurag Kashyap et Vikramaditya Motwane est moite, inquiétante et franchement glauque par moments. Les deux réalisateurs nous plongent dans une atmosphère très déstabilisante, tantôt aveuglante avec une lumière jaunâtre qui souligne le poids énorme reposant sur les épaules de Singh, tantôt apaisante à travers l’onirisme qu’évoque l’esthétisme oriental du cadre.

Si le ton se veut très authentique, Anurag Kashyap et Vikramaditya Motwane jouent les équilibristes entre mythologie fantastique et réalité fantasmée lors du parcours de Singh. La représentation de la violence, crue et sans concession, jalonne la descente aux enfers de l’enquêteur pour comprendre l’origine de l’attaque terroriste et la stopper. De l’autre côté, le récit de Ganesh est constellé de passages imagés, allant d’un léopard sortant furtivement de la jungle à la danse hypnotique d’une muse trans. C’est sur ce rythme étrange qu’on découvre nos deux protagonistes et les enjeux, à la fois fasciné et décontenancé face à cette narration dont nous ne saisissons pas toutes les références culturelles.

Pourtant, d’un point de vue européen, Le Seigneur de Bombay se rapproche d’un Narcos ou des errances philosophiques d’un True Detective : une enquête policière à la limite du paranormal, la naissance et le déclin d’un parrain du crime, une région/cité qui vous aspire toute force vitale. Au-delà des comparaisons, ce thriller à l’esthétique poussée possède sa propre âme, une authenticité qui respire autant la crasse des rues bouillantes de Bombay que l’espoir de pouvoir devenir n’importe qui entre ses murs.

La puissance de ce récit n’a d’égal que le talent de ses interprètes, Nawazuddin Siddiqui (futur prétendant aux Emmy Awards, vous l’aurez lu ici en premier) et sa voix de gourou en tête, suivi de Saif Ali Khan, sorte de Tom Hardy indien, le mumbling en moins. Les deux acteurs incarnent de parfaites figures tragiques, touchantes, cryptiques voire carrément divines dans le cas de Ganesh.

Chronique d’un criminel

Le récit de cette course contre la montre est parfois difficile à suivre. Non pas à cause du développement narratif, plutôt dynamique et très (trop ?) proche du roman original, mais plutôt de notre manque de connaissances sociales, économiques, politiques voire religieuses de l’Inde. Si les flash-back de Ganesh sont toujours agrémentés de remises en contexte (des images d’archives), les hommes politiques ou les émeutes des années 1970-1980 cités ne résonnent pas forcément comme ils le devraient dans notre esprit. Le Seigneur de Bombay est une série exigeante, et c’est loin d’être un reproche : il faut s’abandonner corps et âme aux codes de cet univers, de cette société orientale, pour être happé par la magie souvent très noire  de cette fable sociale envoûtante.

C’est à travers le récit torturé de Ganesh, plus prenant que l’enquête de Singh, qu’on découvre les inégalités sociales et les dérives du système de castes indien. Ces séquences narrent la saga épique d’un fils de prêtre qui “breake bad” pour s’imposer comme un cruel et féroce criminel régnant sur la mégalopole.

Lyriques, ces passages mettent en exergue des thématiques poignantes, comme les agences artistiques de Bollywood qui dissimulent en réalité un trafic de prostitution et une objectification des femmes (on pense à une scène de sadomasochisme particulièrement éprouvante dans l’épisode 2). D’ailleurs, ce cocktail addictif entre satire sociale, humour noir et violence stylisée n’est pas sans rappeler le travail de Noah Hawley sur Fargo, les références à la mythologie indienne en plus.

Malgré son aspect slow burner rebutant et la barrière de la langue qui peut être déstabilisante au premier abord, Le Seigneur de Bombay est une série de grande qualité. Rythmée voire endiablée, contemplative mais toujours divertissante, visuellement complexe et bluffante sur certains plans (la scène du suicide dans le pilote, saisissante), la première série indienne de Netflix participe à l’internationalisation des contenus pour nous faire voyager loin, très loin de notre Hexagone (et de notre écran).

C’est parfois dur et harassant, surtout quand la réalité de Bombay nous saute au visage, mais nécessaire pour comprendre que le monde tourne d’une autre manière au-delà de notre canapé. C’est finalement Ganesh qui définit le mieux le show, à travers la métaphore qu’il emploie pour parler de sa ville : “Elle vous pique comme un scorpion et une fois piqué, impossible de s’en défaire.”

Les huit épisodes du Seigneur de Bombay sont disponibles en intégralité sur Netflix.