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La folle histoire du pilote avorté de Game of Thrones

La folle histoire du pilote avorté de Game of Thrones

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Ⓒ HBO

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Par Adrien Delage

Publié le

Ou comment Weiss et Benioff ont failli se planter et mettre au monde une tout autre version de Game of Thrones.

Les légendes derrière la création de Game of Thrones sont aussi belles et épiques que celles du royaume des Sept Couronnes. Tout commence en janvier 2006, après un coup de fil hasardeux. Le jeune scénariste David Benioff, qui a fait ses premières armes sur les films Troie et Stay, reçoit l’appel d’un agent littéraire disant représenter un certain George R. R. Martin. Quelques jours plus tard, Benioff réceptionne un colis avec, à l’intérieur, les quatre premiers tomes de A Song of Ice and Fire, la saga lancée par l’auteur américain dans les années 1990. Aussi dingue que cela puisse paraître, David Benioff, pourtant grand amateur de fantasy dans sa jeunesse, n’a alors aucune connaissance de ces livres qui vont lui changer la vie.

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Après avoir lu une centaine de pages de Game of Thrones, le futur showrunner est conquis. Il s’empresse de partager son enthousiasme à D. B. Weiss, son “partner in crime” rencontré pendant ses études à Dublin. Son collaborateur est aussi conquis que lui par la lecture du premier tome, qu’il dévorera en 36 heures. L’agent littéraire de Martin finit par organiser un rendez-vous avec les deux hommes, qui ont alors l’opportunité de pitcher un projet d’adaptation à l’auteur. Ce dernier, qui a déjà refusé plusieurs offres par le passé, ne veut pas refiler le bébé à n’importe qui et encore moins dans le cadre d’un film, une échelle de taille et de temps estimée trop courte par le romancier pour retranscrire son univers.

Quand ils se pointent, la boule au ventre, dans un restaurant chic du Santa Monica Boulevard à Los Angeles, David Benioff et D. B. Weiss ont fait leurs devoirs. Ils surprennent Martin avec une idée jamais envisagée auparavant : adapter Game of Thrones en série, qui plus est sur HBO afin de ne pas censurer le sexe, la violence et les injures qui jalonnent les romans. L’écrivain trouve l’idée géniale mais se méfie encore de ce tandem au CV expéditif. La légende raconte que Martin leur posa alors une question basique mais pas simple, afin de tester leurs connaissances de son œuvre : “Qui est la mère de Jon Snow ?”, une théorie débattue parmi les fans et qui, à l’époque, n’avait pas encore été résolue par le papa de A Song of Ice and Fire. Évidemment, on connaît la suite de l’histoire, Weiss et Benioff répondant Lyanna Stark à la question et gagnant la confiance de Martin par la même occasion.

“MASSIVE PROBLEM”

Outre les coiffures et la pilosité de Ned Stark et Theon Greyjoy, le symbole de Winterfell était aussi différent dans la première version du pilote. (Ⓒ HBO)

Le développement de l’adaptation débutera en janvier 2007, juste après l’acquisition des droits des romans par HBO, mais la route vers Westeros est longue et sinueuse, épuisante pour les deux showrunners qui se lancent dans le projet d’une vie. Le pilote de la série leur demandera près de quatre ans de travail acharné, entre les négociations avec la chaîne, l’écriture du scénario, la préparation du planning, le design et le choix de la direction artistique, la construction des décors, des accessoires et des costumes, le casting et, finalement, le tournage de cet épisode test, filmé en Irlande du Nord et au Maroc entre octobre et novembre 2009.

Quand ils accouchent de ce pilote, Weiss et Benioff sont fiers et sûrs d’eux. Seule une poignée de privilégiés auront la (mal)chance de le voir. HBO ne l’a jamais diffusé. Un reshoot a été commandé directement après les premiers screens. Car oui, les deux hommes s’étaient complètement plantés avec ce premier épisode, selon les dires de plusieurs amis et camarades d’études. On trouve parmi eux Craig Mazin, le futur créateur de la trilogie Very Bad Trip et Chernobyl, dont l’avis comptait énormément pour le duo. Sur ses notes, le cinéaste écrit en lettres capitales “MASSIVE PROBLEM” (gros problème) après le visionnage de l’épisode, qu’il décrira plus tard comme “une vraie merde” avant de saluer ses amis pour avoir réalisé “le plus gros sauvetage de Hollywood”. Il n’était pas le seul à penser ainsi. Weiss et Benioff sont abattus par ces critiques cinglantes, mais ils (et les fans de Game of Thrones) pourront remercier leur collègue qui a mis en lumière les ratés de ce pilote.

“J’ai montré l’épisode à ma belle-sœur et mon beau-frère pour analyser leurs réactions. Vous pouviez littéralement voir sur leur visage qu’ils s’ennuyaient. Ils n’avaient pas besoin d’en dire plus, même s’ils essayaient d’être gentils.” — David Benioff, propos recueillis dans “Fire Cannot Kill a Dragon”, de James Hibberd.

Ce screener continuera de hanter les deux showrunners des années après sa diffusion, notamment après la saison 5 de la série, l’une des plus décriées par la presse et la critique. En effet, les témoins du pilote reprochent principalement un gros défaut d’écriture et d’exposition des personnages, trop nombreux et dont les liens ne sont pas toujours compréhensibles. Par exemple, plusieurs spectateurs n’avaient pas saisi l’inceste entre Jaime et Cersei, ni même que Tyrion était leur frère. Dans la même idée, les membres de la famille Stark sont difficilement identifiables, alors que des bâtards se promènent dans leurs rangs. Pour résumer, l’introduction de l’univers vaste et très peuplé de Martin est chaotique, pour ne pas dire bordélique.

Entre deux writers’ room, George R. R. Martin avait droit à son caméo, finalement coupé au montage. (Ⓒ HBO)

À deux doigts d’abandonner, Weiss et Benioff, soutenus par l’enthousiasme des exécutifs de HBO et George R. R. Martin, décident de se retrousser les manches. Ils retournent près de 90 % des scènes du pilote, avec plusieurs changements importants, notamment dans le casting, le choix des intrigues, du générique, des dialogues, de la mise en scène et même de nouveaux lieux de tournage pour Winterfell (en Écosse) et les parties sur Essos, également filmées à Malte et en Croatie. Le réalisateur Tom McCarthy est remplacé par Tim Van Patten, les Marcheurs Blancs s’offrent un nouveau look, les scènes de sexe sont modifiées et Jon ne se bourre plus la gueule (véridique) pendant le festin de Winterfell.

“Personne ne comprenait ce qu’il était en train de jouer ou le bordel dans lequel on s’était lancés. Lors de l’arrivée du roi Robert Baratheon à Winterfell, je me souviens avoir trouvé la totalité de la scène parfaitement grotesque. C’était complètement absurde de se retrouver dans cet univers parallèle avec ces acteurs de grande classe. La frontière était très fine entre le sérieux du projet et l’impression de ressembler à des cosplayers. À l’époque, personne n’imaginait que cette série allait changer la donne, même si c’était très drôle.” — Nikolaj Coster-Waldau, alias Jaime Lannister, propos recueillis dans “Fire Cannot Kill a Dragon”, de James Hibberd.

Du langage des Marcheurs Blancs aux beuveries de Jon Snow

L’actrice Tamzin Merchant incarnait la première version de Daenerys dans le pilote. (Ⓒ Showtime)

Les premières modifications majeures interviennent dans la distribution du pilote. À l’origine, Daenerys Targaryen, Catelyn Stark, Illyrio Mopatis et le mestre Pycelle étaient incarnés respectivement par Tamzin Merchant, Jennifer Ehle, Ian McNeice et Roy Dotrice. Finalement, la production donnera sa chance à la jeune Emilia Clarke, tout en complétant le cast avec les acteurs vétérans Michelle Fairley, Roger Allam et Julian Glover. Dans la même idée, un caméo de George R. R. Martin, dont le style loufoque a pas mal tourné sur la Toile, était prévu. L’auteur devait incarner un noble de Pentos présent lors du mariage entre la Khaleesi et Khal Drogo. Enfin, le caméo musical, qui deviendra une tradition dans les futures saisons avec les apparitions notables d’Ed Sheeran et d’un membre de Coldplay, est annulé pour le groupe de rock allemand Corvus Corax, coupé au montage final.

Selon plusieurs interviews de Martin et une copie du script qui a fuité en ligne, des scènes significatives ont complètement disparu de l’épisode tel qu’on le connaît. En voici un petit listing qui vous fera regretter (ou non) leur disparition :

  • la scène d’ouverture sur l’empoisonnement et la mort de Jon Arryn était bien plus longue. La Main du roi Robert Baratheon devait tenter d’écrire une lettre pour avertir le royaume de la conspiration menée par les Lannister avant de rendre l’âme. Cersei était présente lors de son agonie et en discutait ensuite avec Jaime, afin de faire comprendre aux spectateurs leur relation à la fois familiale et incestueuse ;
  • sur un coup de colère, Cersei demandait à une servante de brûler la plume que Robert laisse sur la sépulture de Lyanna Stark, à Winterfell ;

Une page supposée du script original du pilote, sur le passage de Cersei dans la crypte de Winterfell. (Ⓒ Cushing Memorial Library & Archives, Texas A&M University)

  • la relation de Ned Stark et de Jaime Lannister par rapport au Roi Fou, Aerys II Targaryen, était davantage explorée. Une scène de flash-back devait notamment relater la mort de Brandon et Rickard Stark, respectivement frère aîné et père d’Eddard, condamnés après un énième acte de folie du seigneur Targaryen ;

Brandon Stark exécuté par le Roi Fou, une scène de flash-back finalement coupée au montage final. On aperçoit Aerys II Targaryen sur le Trône de Fer, tandis qu’un acteur inconnu incarnait le frère de Ned. (Ⓒ HBO)

  • pendant le festin de Winterfell, Jon Snow devait bien croiser son oncle Benjen pour lui parler de la Garde de Nuit mais dans une tout autre posture : le bâtard du Nord était complètement ivre. La scène, qui est bien présente dans les romans, était suivie par la rencontre entre Tyrion et Fantôme, le loup géant de Jon, qui a également été coupée ;
  • dans le pilote original, la relation entre Ned et Catelyn est bien plus platonique. Contrairement à la version finale, la femme d’Eddard est beaucoup plus intéressée par la politique. C’est elle qui ordonne à son mari d’accepter la requête de Robert Baratheon pour devenir Main du roi, d’enquêter sur la mort de Jon Arryn et de faire de Sansa une future reine de Westeros. Catelyn était montrée comme une femme invulnérable, qui faisait preuve de moins de compassion à l’égard de ses proches. Cette version du personnage, trop froide pour Weiss et Benioff mais aussi plus proche des livres, a finalement été écartée ;
  • la séquence de l’entraînement des jeunes Stark devait se faire en présence des Lannister. Ces derniers devaient les provoquer en duel comme dans les livres, avec au programme Bran contre Tommen et Robb contre Joffrey. Rassurez-vous, les plus jeunes s’affrontaient à l’aide d’une épée en bois, comme le montre l’image ci-dessous ;

Une jeune doublure et une membre de la production du pilote, pendant la séquence d’entraînement à Winterfell qui tourne en duel. (Ⓒ HBO)

  • le design des Marcheurs Blancs était plus obscur, ceux-ci étaient décrits comme plus cruels et sauvages. Ils avaient également leur propre langage, élaboré par le linguiste David J. Peterson, le skroth, dont le bruit guttural évoquait celui de la glace qui craque ;
  • le générique d’introduction était différent, loin de l’emblématique astrolabe qui a fait chanter les fans pendant huit saisons. On y voyait un mestre écrire une missive, l’attacher à un corbeau, puis la caméra suivait le corvidé alors qu’il survolait le ciel de Westeros. L’idée du voyage était déjà bien présente, comme nous en parlait Ramin Djawadi lors de la composition du thème principal ;
  • enfin, la plupart des scènes de sexe ont été remaniées. D’abord celle entre Daenerys et Khal Drogo, filmée comme un viol (selon les mots de Weiss et Benioff dans les commentaires des Blu-ray) dans la version finale. À l’origine, la séquence devait reprendre la situation décrite dans les romans : les rapports sexuels entre les deux époux sont violents, douloureux pour Daenerys qui est encore vierge et surtout mineure lors de leur nuit de noces, mais elle est consentante et finit par s’éprendre du Khal et apprécier ces moments d’intimité. Elle a plus de contrôle sur la situation et Drogo se montre davantage prévenant. Même si Martin a toujours présenté ces scènes comme des instants de séduction dans ses romans, il s’agit bel et bien d’une atteinte sexuelle sur mineure, tandis que Dany est victime d’un syndrome de Stockholm, après un rêve prémonitoire où elle chevauche ses dragons avec Drogo à ses côtés ;
  • à l’inverse, les relations sexuelles entre Jaime et Cersei étaient encore plus problématiques et soumises à controverse que dans l’épisode “Winter Is Coming”. Dans la version finale, ils sont interrompus par Bran qui les surprend à Winterfell et est poussé du haut de la tour. Dans le pilote, Cersei était ouvertement non consentante à l’acte sexuel, suppliant Jaime d’arrêter à plusieurs reprises. Si la séquence a finalement été retirée, elle sera malheureusement bien présente quelques saisons plus tard, dans l’épisode “Breaker of Chains” de la saison 4, alors que le régicide viole sa sœur sur le cadavre de leur fils.

Hormis les proches de Weiss et Benioff, les exécutifs de HBO et une poignée de VIP, personne n’a jamais pu mettre la main sur le pilote original de Game of Thrones. Aujourd’hui encore, il est très difficile de dénicher des images (celles de l’article ont fuité en ligne quelques années auparavant) ou même le script de ce brouillon, préservé au fin fond d’une bibliothèque universitaire texane, puisque les versions diffusées sur la Toile ne sont pas toujours officielles. HBO a délibérément refusé de le glisser dans les bonus des intégrales Blu-ray et DVD, c’est dire le sentiment de honte que ressentent les créateurs. Cet épisode test vraisemblablement raté symbolise aussi la magie de la création des séries avant la Peak TV et l’avènement des plateformes de streaming, passage marquant de leurs échecs comme de leurs réussites, même pour l’œuvre sérielle la plus populaire du petit écran, qui a failli ressembler à un frêle papillon plutôt qu’un fier dragon.

En France, les huit saisons de Game of Thrones sont disponibles en intégralité sur OCS à la demande.