Comment Le Jeu de la dame a rendu les parties d’échecs réalistes

Comment Le Jeu de la dame a rendu les parties d’échecs réalistes

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Par Delphine Rivet

Publié le

Pas d'échec et mat sans précision. Et la série a poussé le curseur assez loin.

Si la critique et le public sont unanimes sur les nombreuses qualités du Jeu de la dame, la mini-série de Netflix a aussi mis d’accord la communauté des joueur·se·s d’échecs professionnel·le·s : son degré de réalisme est impressionnant. Bien sûr, les profanes n’y ont vu que du feu, et l’histoire de Beth Harmon nous a surtout séduit·e·s pour son écriture particulièrement soignée, sa réalisation sublime et le jeu de ses acteurs et actrices sans la moindre fausse note. Mais on a voulu regarder de plus près ce qu’il se passait sur ce plateau de jeu qui cristallise toute cette théâtralité. 

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Alors, à quel point la série de Scott Frank et Allan Scott, adaptée du roman de Walter Tevis, a bossé son sujet ? Eh bien, déjà, elle s’est payée les services d’un champion d’échecs que même les non-initié·e·s connaissent, Garry Kasparov, mais aussi du coach new-yorkais Bruce Pandolfini, qui fera même un petit caméo lors du tournoi du Kentucky. Forte de ses deux experts, la production du Jeu de la dame a ainsi pu éviter certains écueils que les féru·e·s d’échecs ne lui auraient jamais pardonnés. Le premier d’entre eux, c’est le réalisme des parties. Certaines fictions s’y sont déjà cassées les dents, en présentant parfois le plateau dans le mauvais sens (il doit toujours y avoir une case blanche dans le coin droit), ou en faisant des déplacements farfelus.

Ici, la série a poussé le vice jusqu’à reproduire des parties célèbres. Lorsque Beth bat Harry dans le tournoi du Kentucky, il s’agit en fait, coup pour coup, d’une vraie séquence de jeu qui s’est déroulée en 1955, à Riga en Lettonie. Quand elle enchaîne les sessions de rapidité et qu’elle l’emporte sur Benny dans la dernière, elle emprunte une authentique partie qui s’est tenue à l’Opéra de Paris en 1855. Enfin, dans le final, lorsqu’elle affronte le champion russe Vasily Borgov, il s’agit d’une réplique jouée à Biel, en Suisse, en 1993. Ce souci du détail, c’est un peu l’équivalent des Easter eggs pour les amateur·ice·s d’échecs.

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Et la série ne s’est pas arrêtée là. Le personnage de Beth Harmon a quelques points communs avec le champion Bobby Fischer. L’héroïne remporte le tournoi américain en 1967, soit la même année où ce dernier a gagné son huitième et dernier titre national. Et comme lui, elle a appris le russe pour affronter les joueurs soviétiques. Enfin, les spectacteur·ice·s les plus avisé·e·s auront sans doute remarqué qu’elle calque son jeu, plutôt agressif et offensif, sur celui-ci. Quand elle joue avec les blancs et se retrouve face à la fameuse “défense sicilienne”, elle adopte même la technique appelée “l’attaque Fischer-Sozin”.

Si les clins d’œil aux joueurs se multiplient, s’inspirer de Bobby Fischer pour le personnage de Beth n’est probablement pas anodin. Et ce serait même un joli pied de nez par rapport aux propos misogynes du champion qu’une femme s’approprie son génie. Ce dernier a en effet, à plusieurs reprises, étalé son mépris pour les joueuses d’échecs, arguant qu’elles étaient “très mauvaises” car “pas assez intelligentes” pour cette discipline. Ironiquement, la légende Garry Kasparov, qui sert de consultant sur la série, a lui-même été battu par la Hongroise Judit Polgar, en 2002.

Le champion avait auparavant vivement discrédité la participation des femmes dans le circuit : “Elle a beaucoup de talent, mais c’est une femme après tout. Et cela nous ramène aux imperfections de la psyché féminine. Aucune femme ne peut tenir sur des batailles aussi longues.” Il a finalement admis son erreur après sa défaite face à Judit Polgar. Cette dernière a battu dix autres champions internationaux.

Plus récemment, en 2015, Nigel Short, l’un des plus grands joueurs de Grande-Bretagne, a à son tour déversé son sexisme en déclarant qu’hommes et femmes ont des cerveaux différents et, par conséquent, que les premiers étaient plus aptes à jouer aux échecs. Lui aussi a été vaincu par Judit Polgar. C’est sans doute là que le réalisme de la série s’arrête : Le Jeu de la dame fait finalement peu de cas du sexisme, encore aujourd’hui bien vivace, du milieu des échecs.

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Enfin, l’un des aspects les plus subtils de ce souci de réalisme, ce sont les gestes. De la même façon qu’on repère un acteur ou une actrice n’ayant jamais mis les fesses sur un cheval rien qu’en regardant la position de ses talons dans les étriers ou le placement de ses mains sur les rênes, les joueurs et joueuses d’échecs du dimanche se détectent à des kilomètres pour les observateur·ice·s aguerri·e·s. Ainsi, un soin tout particulier a été apporté à la gestuelle lors des parties.

Seule femme parmi une nuée d’adversaires masculins (plus “syndrome de la Schtroumpfette”, tu meurs), Anya Taylor-Joy a même apporté sa touche personnelle. Une fois qu’elle a su maîtriser les mouvements de façon crédible, elle y a apporté sa signature, comme elle l’explique dans le numéro d’octobre du magazine Chess Life (seulement disponible en version papier). Elle se serait inspirée de son expérience de danseuse (elle a pratiqué le ballet) pour faire virevolter les pièces entre ses doigts, sans bien sûr déroger à la précision chirurgicale de la prodige des échecs qu’elle incarne à l’écran. L’illusion est parfaite.

La mini-série Le Jeu de la Dame est disponible sur Netflix.