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Violences policières : peut-on encore aimer Brooklyn Nine-Nine ?

Violences policières : peut-on encore aimer Brooklyn Nine-Nine ?

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Par Delphine Rivet

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Il y a quelque chose de pourri au royaume du Cop Show et l'impact de Black Lives Matter impose un changement de paradigme.

Il est toujours sain de questionner ce que l’on regarde, les héros et héroïnes de séries qui nous font rire ou nous bouleversent, et le message parfois biaisé qu’elles transmettent. Or, tandis que la colère gronde aux États-Unis comme en France, et qu’il est désormais impossible d’ignorer que le racisme s’est glissé dans tous les pores de nos institutions, du corps médical à la justice, en passant par la police ou les arts, on se doit de regarder les séries, et en particulier les “Cop Shows”, droit dans les yeux.

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Les États-Unis ont une très longue histoire de glorification de l’uniforme, en particulier sur le petit écran. Dragnet, un programme radio devenu série télé culte dans les années 50, était pratiquement coproduit par le Département de Police de Los Angeles. Même les plus ripoux des ripoux, comme ceux de The Shield, sont des objets d’adoration. The Wire, et son approche profondément critique du système, apparaît comme une exception. Mais s’il y en a une qui paraît au-dessus de tous soupçons, c’est bien l’inoffensive et ultra attachante Brooklyn Nine-Nine, non ? Pas si sûr…

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D’un point de vue éthique, et au regard des injustices flagrantes mises en lumière ces dernières semaines, peut-on encore, en toute conscience, apprécier cette série policière, si légère soit-elle ? C’est un vrai dilemme moral dont certain·e·s choisiront de ne pas s’embarrasser. Mais pour peu que l’on s’interroge sur les séries et que l’on ne remise pas son esprit critique au placard, la question mérite d’être posée. C’est ce qu’ont fait certains internautes et médias américains qui, pour désigner ce phénomène de glorification de la fonction, notamment à travers les séries, ont imaginé le terme “copaganda”, une contraction des termes “cop” (flic) et “propaganda” (propagande).

Depuis ses débuts sur FOX en 2013 (elle a par la suite été annulée puis sauvée par NBC, grâce à la mobilisation des fans), la série créée par Dan Goor et Michael Schur a pris une place de choix dans le cœur des sériephiles. Elle est aussi très loin de montrer le véritable quotidien d’un commissariat de police, et son humour cabotin et les situations rocambolesques qu’elle dépeint la tiennent finalement assez éloignée de la brutale réalité. Le racisme n’y est presque pas présent, l’homophobie est persona non grata, et la misogynie n’a pas droit de cité non plus. Un microcosme idéal, en somme, où rien n’est jamais grave. C’est aussi un monde où les mauvais flics sont extrêmement rares, et où ceux-ci sont toujours punis à la fin. Le mythe de la brebis galeuse (on parle de “bad apple” en anglais) a la peau dure. C’est une expression que l’on entend souvent dans la bouche des défenseurs de la police, au mépris de l’évidence, pour discréditer les victimes de violences commises par ses agents, et celles et ceux qui les soutiennent.

Évidemment, Brooklyn Nine-Nine condamne les brutalités policières, et s’est vite positionnée en faveur du mouvement BLM en faisant un don de 100 000 $ au National Bail Fund Network. Elle a d’ailleurs abordé le sujet dans l’épisode “Moo Moo” dans lequel Terry, policier noir au physique imposant, se fait injustement interpeller devant son domicile par un flic blanc. Aux États-Unis, on parle de “racial profiling”. En France, on évoque le “contrôle au faciès”, un terme qui nie la dimension raciste de cette procédure arbitraire visant essentiellement les personnes racisées. Cet épisode fut très remarqué, notamment parce que le ton était plus sérieux et ancré dans la réalité qu’à son habitude.

Alors, quel est le problème ? Brooklyn Nine-Nine est-elle raciste parce qu’elle met en scène ses joyeux drilles dans un commissariat ? Bien sûr que non. Mais elle a fait le choix, conscient ou non, de s’inscrire dans une longue tradition des flics de télé. Elle a le tort d’exister dans une nébuleuse de séries policières qui portent, à quelques exceptions près et avec des tons différents, le même regard sur la fonction. Les agents des forces de l’ordre y sont représentés comme des bienfaiteurs qui ne commettent presque jamais de bavures (ou celles-ci sont largement compensées par leur droiture morale). Et dans la période où nous vivons, ça ne passe plus.

Ses créateurs, son cast et ses fans ne peuvent plus ignorer que la police de leur pays est gangrenée par le racisme et qu’une personne noire a 2,5 fois plus de risques d’être tuée par un agent qu’une personne blanche. Et l’impunité dont jouissent les forces de l’ordre finit de couver un système déjà pourri jusqu’à l’os. Depuis 2012, dans le Minnesota — l’état où vivait George Floyd, assassiné par un policier avec la complicité de trois autres lors d’une violente interpellation en mai dernier — sur les 2 600 plaintes déposées par des civils envers les forces de l’ordre, seules 12 ont donné suite à des sanctions.

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Il a pu nous arriver d’oublier l’aspect “Cop Show” de Brooklyn Nine-Nine — on parle plus volontiers de “comédie de bureau” — parce que ses personnages sont rarement en uniforme et qu’ils ne dégainent presque pas leur arme (et quand c’est le cas, ils ne font jamais feu). Jake, Rosa, Amy et les autres ne sont pas menaçants et le commissariat est plus un terrain de jeu qu’un lieu de répression du crime. La série offre un panel diversifié et totalement idéalisé de flics, tous et toutes plus sympathiques les un·e·s que les autres. Certain·e·s sont même ultra compétent·e·s. Quant à ceux qui ne le sont pas (on pense à Scully et Hitchcock), ils ne commettent jamais de bavures. Non, eux, ils font des bourdes. Rien de grave.

Peut-on continuer d’apprécier Brooklyn Nine-Nine ? Il n’y a pas de réponse parfaite. Ce n’est pas une question militante, c’est une question éthique, morale, philosophique. Se la poser, c’est déjà prendre conscience du problème. Les médias et les arts ne sont pas apolitiques. On n’appelle pas à la censure mais à la liberté de critiquer, de bousculer nos schémas de pensée, de s’interroger sur ce qui façonne jour après jour nos opinions. Et même les séries que l’on adore peuvent et doivent s’y soumettre, a fortiori dans un contexte comme celui-ci. Juger ne veut pas dire condamner, contrairement à ce qu’aimeraient vous faire croire tous les cris d’orfraie pour brocarder la “cancel culture”.

On continuera d’aimer Brooklyn Nine-Nine, mais quelque chose s’est brisé et on ouvre les yeux bien trop tard… un luxe que n’ont pas les personnes concernées et visées par les violences policières et qui voient, sur tous leurs écrans depuis des décennies, ceux qui les arrêtent et les tuent représentés comme des héros incorruptibles, des garants de la justice ou des bons copains gaffeurs et attachants. De la même manière que #MeToo a radicalement changé notre regard sur les séries, celles et ceux qui les produisent et leur façon de montrer les femmes, #BlackLivesMatter bouleverse à son tour notre perception, et avec elle, nos exigences en matière de représentations.