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Avec son épisode de Noël, Euphoria nous prouve (encore) qu’elle est une grande série

Avec son épisode de Noël, Euphoria nous prouve (encore) qu’elle est une grande série

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Par Marion Olité

Publié le

Rue est de retour dans un épisode spécial, qui fait la transition avec la saison 2, prévue en 2021.

Sensation de l’été 2019, le premier teen drama de HBO avait frappé un grand coup. Cette adaptation très personnelle d’un format israélien par Sam Levinson avait séduit par ses qualités esthétiques, sa créativité formelle et sa peinture sombre et poétique d’une poignée d’adolescent·e·s de la génération Z, en lutte contre la dépression, la haine de soi et l’addiction aux drogues. Avec en tête de proue Zendaya dans le rôle de Rue, une jeune femme queer et racisée, ancienne junkie qui va tomber follement amoureuse d’une nouvelle venue, Jules, incarnée par l’actrice trans Hunter Schafer.

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La mise en lumière de cette jeunesse désabusée en quête de sa sexualité a valu à Euphoria le titre de “série cauchemar des parents”, tandis que les ados, eux, se reconnaissaient dans les trajectoires de Jules, Rue, Cassie et les autres, et imitaient les maquillages sublimes du show sur Instagram et TikTok.

Si, cette année, Zendaya a été le rayon de soleil des Emmys, la montée en puissance d’Euphoria a connu un coup d’arrêt en 2020. Suite à la pandémie de Covid-19, le tournage de la saison 2 a été annulé un jour avant son démarrage. Sam Levinson a tout de même trouvé le moyen de nous faire passer un message en ces temps si sombres avec cet épisode spécial, le premier d’un diptyque (le deuxième, attendu le 25 janvier sur HBO et en US+24 sur OCS, adoptera la perspective de Jules) qui sert de transition avant la diffusion de la saison 2, prévue quelque part en 2021. On avait quitté une Rue au cœur brisé après qu’elle a refusé de fuguer avec Jules et que cette dernière a décidé de partir quand même. Seule et désespérée, l’adolescente replongeait alors dans la drogue dans une dernière scène dramatique.

L’épisode consacré à Rue, diffusé le 7 décembre sur OCS, débute par une scène fantasmée où elle s’imagine vivant d’amour et d’eau fraîche avec Jules dans un loft. Après quelques minutes de ce joli rêve, la réalité nous atteint : habillée comme dans le final de la saison 1, avec son hoodie rouge, Rue sniffe un rail de coke dans les toilettes d’un diner, avant de rejoindre son sponsor, Ali (Colman Domingo). S’ensuit une longue conversation entre les deux.

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Le réalisateur a tourné cet épisode en quasi-huis clos dans des conditions contraignantes et diamétralement opposées au style de la série. Le cadre est fixe, tout comme le lieu et les corps, habituellement en mouvement. Sam Levinson tire le meilleur de cette ambiance minimaliste, lointain écho à la célèbre peinture d’Edward Hopper, Nighthawks (1942), où deux “oiseaux de nuit” discutent dans un diner aux couleurs vertes et rouges.

Des solitudes qui se comprennent, il en est question ici aussi, en cette veille de Noël. Recroquevillée sur sa banquette, Rue explique à Ali qu’elle pense avoir trouvé un juste équilibre dans sa consommation de drogue. Ce dernier va lui démontrer que c’est complètement faux. Il écoute sa douleur, mais ne la laisse pas se cacher derrière de fausses justifications. Il la pousse dans ses retranchements, l’obligeant à creuser au fond de son comportement addictif. Mais pour gagner sa confiance et son écoute, il devra lui aussi donner de sa personne et revenir sur les moments les plus sombres de son passé de junkie.

Bouleversant et réflexif, ce face-à-face s’épluche comme un mille-feuille, par couches de compréhension. Sam Levinson semble répondre aux critiques faites à sa série – donner dans la provocation gratuite et rester dans une peinture superficielle et esthétisante de l’adolescence. Comme Rue face à Ali, il se met à nu, pose sa caméra habituellement virevoltante et creuse au fond de ses personnages en misant cette fois sur les mots. Se dessine alors une vraie réflexion sur les addictions et le rapport aux drogues. Un sujet sur lequel le créateur – ancien addict qui avait fait la paix, à 16 ans, avec l’idée que les drogues allaient “probablement le tuer” – a beaucoup à dire.

“La drogue va te changer en tant que personne”, prévient Ali, un personnage inspiré d’un sponsor qui a sauvé la vie du showrunner dans ses moments les plus sombres. Et Rue le sait déjà en vérité. Elle évoque un moment de sa vie, qu’elle ne veut pas se pardonner : défoncée, elle a menacé sa mère avec le tesson en verre d’une bouteille. Ali lui rappelle alors deux choses essentielles : elle n’est pas née mauvaise.

Si elle se comporte comme une “merde” (“a piece of shit” en version originale), c’est à cause de la drogue et pas l’inverse. Elle ne se drogue pas parce qu’elle est “une merde”. Mais prendre de la drogue change son comportement et elle finit effectivement par se comporter comme une merde. Et puis rester dans cet état permet aussi à Rue de ne pas vraiment se remettre en question. “Je suis une merde, j’ai commis l’impardonnable.” Pourquoi essayer de changer puisque je ne serai jamais pardonnée ?

“Je peux le dire honnêtement, sans un Ali dans ma vie – et il y en a eu quelques-uns – je ne serai pas là aujourd’hui. Colman a cette lumière en lui. C’est ce qui donne à cet épisode sa foi. Il vous donne envie de croire en vous-même.” (Sam Levinson dans ‘GQ‘).

À travers les réflexions d’Ali, sorte de grand frère sage doublé d’un psy qui sait garder la bonne distance avec sa “patiente”, la série nous emmène vers des considérations universelles. “C’est la lutte de chaque être humain : être à la hauteur de son système de croyances”, résume-t-il. S’il a emprunté un chemin spirituel, se convertissant à l’islam, la notion de croyance n’est pas à entendre uniquement d’un point de vue religieux. Il faut avoir foi en quelque chose dans cette vie pour lutter contre la tentation du nihilisme : si ce n’est pas en une religion, cela peut-être en des principes, au pouvoir de la rédemption, en sa capacité à créer une révolution intérieure.

Et Sam Levinson d’analyser au passage, à travers les mots d’Ali, un système capitalisme qui pervertit la notion de révolution, utilisant l’exemple de Nike, qui soutient d’un côté le mouvement Black Lives Matter, mais qui de l’autre produit des chaussures dans des conditions d’exploitation de l’être humain pour les vendre à un prix que la plupart des jeunes Noirs ne pourront jamais payer. CQFD. Une vraie révolution n’a pas d’alliés. Elle est, dans son essence, spirituelle. Tu dois te créer un nouveau Dieu, plus grand que toi”, conseille-t-il à sa jeune protégée.

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Si Zendaya, toujours aussi intense, nous rappelle pourquoi elle est devenue la plus jeune actrice à remporter un Emmy dans la catégorie reine de la Meilleure série dramatique, Colman Domingo déploie ici toute l’étendue de son talent. Lui et le personnage de Miss Marsha (la serveuse du diner et ancienne addict avec laquelle il s’entretient brièvement) auraient pu être des figures plombantes sur l’épaule de Rue. Mais l’écriture et la performance des interprètes célèbrent au contraire un dialogue entre les générations et entre des protagonistes qui connaissent la maladie de l’addiction, à un moment parfaitement opportun, la veille de Noël, où l’heure est à l’introspection.

“Nous devons nous confronter les un·e·s aux autres, avoir des conversations compliquées, se dire les dures vérités pour mieux se comprendre et guérir. […] Cet épisode est pertinent parce qu’il parle des choses avec lesquelles nous nous débattons maintenant, notre culture, nos révoltes, nos rêves, comment nous nous comportons, perdons la foi en l’autre, comment la regagner et retrouver de la force.” (Colman Domingo, ‘EW‘)

Au fil de cette séance élaborée chez le psy, le duo évoque la séparation avec Jules, et Rue réalise qu’elle a placé trop d’attentes sur cette relation, comme le lui prouve Ali. La dépendance affective a remplacé un temps la dépendance aux drogues pour la jeune femme, qui s’est tout d’un coup retrouvée sans aucun palliatif. Le plus désarmant peut-être, c’est quand, face aux vérités implacables d’Ali, qui lui explique que sur le long terme, elle va perdre beaucoup, la jeune femme lui répond : “Je n’ai pas l’intention de rester bien longtemps ici.”

Comment réagir face aux idées suicidaires et dramatiques de Rue, dont on oublie parfois qu’elle n’a que 17 ans ? Ali lui répond simplement, en lui prenant la main, “J’ai foi en toi”. Les yeux fatigués et les larmes de l’adolescente deviennent alors aussi un peu les nôtres, celles que l’on a versées cette année face à la colère, l’incompréhension, le réveil de vieilles angoisses, ou celles de l’ado au bout du rouleau de ses émotions qui sommeillera toujours en nous.