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L’Opéra : quand le ballet rencontre la lutte des classes, c’est un tourbillon

L’Opéra : quand le ballet rencontre la lutte des classes, c’est un tourbillon

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Par Delphine Rivet

Publié le

Loin des clichés du genre, la série s’approche au plus près de la réalité de ce milieu, sans perdre une once de magie au passage.

Il y a tant de clichés qui collent encore aux semelles des chaussons de la ballerine. Une créature de porcelaine, d’une blancheur immaculée mais dont l’âme est noircie par l’ambition et l’auto-dépréciation, à la grâce quasi mystique, prête à se briser le corps et à terrasser ses concurrentes pour atteindre la perfection, soumise aux éclats de fureur d’un chorégraphe pervers et tyrannique… un florilège d’idées reçue principalement véhiculées par les films, et parfois les séries, comme Black Swan, Suspiria ou encore Flesh and Bone. Ces visions très sombres assimilent, plus ou moins métaphoriquement, le ballet de haut niveau à une entreprise de destruction de soi, jusqu’à la moelle.

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L’Opéra, dernière création en date du label OCS Originals débutée le 7 septembre dernier, choisit au contraire de rester dans la lumière, avec une approche plus réaliste et plus contemporaine. La série nous propose ainsi deux portes d’entrée dans cet univers : celle de Zoé Monin (Ariane Labed), une étoile sur le déclin et que l’on pousse vers la sortie, et une surnuméraire (une remplaçante), Flora Soumaré (Suzy Bemba), une jeune fille noire de banlieue qui essaye de trouver sa place. On reproche à la première de ne plus briller aussi fort. Et c’est vrai qu’elle n’est plus au niveau, physiquement et psychologiquement, depuis un accident survenu il y a quelques années et dont on n’apprendra que bien plus tard la nature. Elle est donc menacée de licenciement par le nouveau directeur de la danse, Sébastien Cheneau (Raphaël Personnaz).

Mais virer une étoile avant sa fin de règne programmée (comme le veut la tradition, et surtout leur contrat, hommes ou femmes tirent leur révérence à 42 ans), ce serait du jamais vu. Zoé prépare alors sa contre-attaque : elle doit remonter sur scène et prouver à tout le monde qu’elle est encore au firmament. Une tâche qui sera sérieusement compromise par sa tendance à l’autodestruction. Flora, elle, était destinée à marcher dans les traces de sa maman gymnaste. Mais c’est le ballet qu’elle choisit. Tout juste recrutée par l’opéra Garnier, en tant que surnuméraire, elle démarre tout en bas de l’échelle. Éternelle remplaçante sur le banc de touche qui attend son heure de gloire, ce n’est pas tant la compétition faisant rage dans l’institution qui lui fait peur : elle a beau être la seule danseuse noire de la compagnie, elle a souvent l’impression d’être totalement transparente. Et, quand elle n’est pas ignorée, c’est un racisme persistant car bien ancré dans les pratiques du milieu qui va lui sauter au visage. Mais pugnace, la jeune femme va imposer sa différence, petit à petit, et son talent.

“Danser, c’est combattre”

Les danseuses étoiles seraient-elles des salariées comme les autres ? C’est en tout cas le postulat de départ, bien enrobé dans une dramaturgie plus classique, de L’Opéra, série créée par Cécile Ducrocq (Le Bureau des légendes) et Benjamin Adam. Le Palais Garnier est ici le théâtre de tout un faisceau de luttes, ancrées dans notre époque, qui rappellent que l’opéra n’est pas juste un bel écrin où seule la souffrance et le sacrifice des danseuses seraient cinématographiques. On est alors les témoins privilégiés de la synergie ou des affrontements qui s’opèrent loin du regard des spectateur·rice·s, entre la grâce et l’émerveillement qui se produisent sur la scène, et la lourdeur d’une bureaucratie et ses guerres de pouvoirs en coulisses.

Et c’est bien plus passionnant qu’il n’y paraît car c’est une mécanique savamment imbriquée, à l’instar de l’écriture de la série, et où les problématiques posées par l’intrigue finissent par converger. On assiste ainsi au bras de fer syndical entre un régisseur et la direction de l’Opéra de Paris. L’idée est un peu vite évacuée mais elle met un coup de projecteur sur les professions oubliées du monde du spectacle et de la danse.

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La série fait aussi écho au conservatisme d’une institution tricentenaire, l’Opéra de Paris, qui a récemment été challengée avec la nomination de son nouveau directeur général, Alexander Neef, en septembre 2020. En fin d’année dernière, les planètes semblaient alignées pour dépoussiérer les pratiques du milieu. Un manifeste intitulé “De la question raciale à l’Opéra national de Paris” et appelant à sortir cette problématique du silence, était signé par 400 de ses 1 800 salarié·e·s. Entre autres réclamations, la fin de l’usage de la blackface, l’achat de collants et chaussons adaptés à différents types de carnations, et le recrutement de danseurs et danseuses noir·e·s pour en finir avec le vieux précepte du “ballet blanc” censé garantir l’homogénéité sur scène. Au même moment, le directeur fraîchement nommé par Emmanuel Macron a décidé d’attaquer le problème frontalement, en diligentant une mission sur la question raciale au sein de son établissement pour adopter notamment un code de conduite antiraciste.

Dans la fiction, ces sujets bien réels sont évoqués à travers Flora. On pourra reprocher au personnage d’avoir des scènes un peu trop démonstratives et qui manquent sans doute de finesse, face à l’ignorance de ses camarades, mais elles ont le mérite d’exister et de mettre les pieds dans le plat. Si l’on veut toucher le plus grand public possible avec ces questions, on n’a pas toujours le luxe de la subtilité, et aucune série française n’avait alors évoqué les discriminations raciales dans ce contexte précis. Notre seul vrai regret, c’est que les histoires de Zoé et Flora ne convergent pas plus tôt. Surtout lorsque la série s’efforce de démontrer que, si les rivalités et les jalousies existent bel et bien, les femmes, globalement, se soutiennent entre elles.

Reste ses deux actrices, au jeu très différent, mais dont la performance scénique élève incontestablement l’histoire. C’est particulièrement le cas pour Ariane Labed (ancienne danseuse classique qui a seulement été doublée pour certaines scènes), qui vient d’être élue meilleure actrice de la compétition française lors du dernier festival Séries Mania. Suzy Bemba ne démérite pas non plus, et son regard toujours déterminé donne à Flora toute sa dimension conquérante. On n’oublie pas non plus Raphaël Personnaz, parfait en jeune directeur, gay, visionnaire et séduisant, à qui l’on doit aussi les rares touches d’humour de la série, notamment lors d’échanges savoureux avec sa vaillante assistante, Tiphaine. Ces respirations bienvenues prouvent que la série, en dépit de son sujet, ne se prend pas trop au sérieux.

Côté réalisation, L’Opéra passe par quelques figures imposées du genre, entre plans grandioses surplombant la scène de Palais Garnier ou sur les toits de Paris, et cadrages plus intimistes sur les gestes des danseurs et danseuses. On voit les visages crispés, les pieds meurtris, les chaussons attaqués à coups de ciseaux, rien n’échappe à la caméra de Cécile Ducrocq (qui a réalisé trois des huit épisodes), Stéphane Demoustier, Laïla Marrakchi, Inti Calfat et Dirk Verheye. Pourtant, la production n’a eu qu’une petite semaine pour pouvoir filmer ses scènes – des “money shots”, à n’en pas douter – dans le célèbre opéra. La bonne nouvelle, c’est que le tournage de la saison 2 a déjà commencé. On a donc hâte de savoir ce que nous réserve la suite de cette fabuleuse série.

La première saison de L’Opéra est actuellement diffusée sur OCS Max et disponible en intégralité à la demande.