En saison 5, Better Call Saul poursuit sa fine analyse des masculinités

En saison 5, Better Call Saul poursuit sa fine analyse des masculinités

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Par Marion Olité

Publié le

"It's all good, man !" Ou pas.

Après la petite déception El Camino, suite oubliable des aventures de Jesse Pinkman post-Breaking Bad sortie en octobre 2019 sur Netflix, on attendait plus que jamais le retour de Better Call Saul. Lancé en 2015, ce spin-off et prequel raconte comment un mec sympathique, doté d’un sacré bagout et d’un sens du commerce, va devenir Saul Goodman, l’avocat véreux de Walt et Jesse. Si l’on est sur un même type de parcours – la descente aux enfers moral d’un homme, qui va “breaking bad”, c’est-à-dire “devenir méchant” –, BCS s’aventure davantage que son aînée sur des zones grises, et l’on peut excuser longtemps le comportement, voire les choix, de Jimmy. Beaucoup plus que ceux d’Eisenberg.

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La preuve : en ce début de saison 5, notre antihéros se fait appeler Saul Goodman. On a toujours de l’empathie pour lui alors qu’il a déjà basculé, justifiant moralement son choix par le fait qu’il défend “les petits”, ceux dont personne ne veut. Mais entre défendre les marginaux et se retrouver les deux pieds dans des réseaux mafieux, il n’y a qu’un pas. Sa rhétorique est proche de celle des hommes politiques populistes ou d’un Pablo Escobar. Jim se raconte déjà son propre récit.

Car, en vérité, celle qui défend les pauvres, c’est sa compagne, Kim (Rhea Seehorn), qui fait du pro-bono et semble bien plus taraudée par sa conscience que lui. Une scène au début de l’épisode “Namaste” (S5E4) vient corroborer cette constatation : après une soirée arrosée où le couple a extériorisé sa frustration en balançant des bières par-dessus le balcon, il est temps d’aller bosser le lendemain matin. Sur le parking, Kim constate les dégâts et propose qu’ils ramassent ce bazar. Jim lui répond de laisser tout en plan : “Il y a des gens payés pour ça.” Il part au travail, tandis qu’elle s’empare d’un balai et téléphone en même temps à son client. Charge “morale”, quand tu nous tiens.

Cette Schtroumpfette dans l’univers Breaking Bad (les femmes ne sont pas nécessairement mal écrites, mais elles évoluent en bordure), seul personnage féminin développé dans Better Call Saul, est du genre pragmatique. Et c’est bien pour cela qu’elle agit en miroir de Jim (et a donc peu de vie propre) : elle a aussi trahi régulièrement ses valeurs, surtout au contact de son mec. Kim n’en reste pas moins un personnage assez fascinant, qu’on verrait bien avoir son propre spin-off. 

Des mafieux et des hommes 

Le subtil basculement de Jimmy (Bob Odenkirk) vers cette personnalité sans foi ni loi est lent, et parfois fun. L’une des forces de la série réside dans la créativité dont l’homme fait preuve pour se sortir de situations complexes, ou sauver les miches de ses clients peu recommandables, ou se venger de ceux qui n’ont pas compris sa valeur à temps.

Toujours dans “Namaste”, Howard, taraudé par sa conscience, s’excuse auprès de Jim pour son comportement juste après la mort de Chuck. Il lui propose même un emploi, reconnaissant aussi ses talents d’avocat malin et ambitieux qui ne lâche rien. Durant cette scène de déjeuner, son ancien rival lui dit en fait tout ce que Jimmy attendait de son défunt et impitoyable frère. Mais cela vient trop tard et pas de la bouche de la bonne personne. Howard ne l’a pas complètement compris, il parle à Saul, la nouvelle version de Jim qui ne reviendra pas en arrière. À la fin de l’épisode, il se venge de façon plutôt drôle et originale, en balançant des boules de bowling par-dessus le portail d’Howard. Elles atterrissent sur sa voiture. Une scène qui fait écho à celle de l’épisode “The Guy for This” où Jim balançait des bières avec Kim, toute aussi frustrée que lui. 

Frustration, colère, violence. Si Jim n’est pas un pantin ballotté par le destin – il fait ses propres choix qui le conduisent à travailler avec des petits criminels jusqu’aux Salamanca et plus tard à Eisenberg –, il plie, comme plusieurs personnages dans la série, sous le poids de sa masculinité. Incapable d’extérioriser ses sentiments, sa colère, le manque d’amour et de reconnaissance dont il a souffert, il se défoule autrement.

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Il en va de même pour Mike (Jonathan Banks), qui n’a clairement pas fait le deuil de la mort de son fils. Après avoir mal réagi alors qu’il gardait sa petite-fille, cette dernière ayant mentionné son papa, il sombre de plus en plus dans l’alcool, l’antidépresseur des hommes par excellence (demandez à Tommy Shelby). Parce que ça reste plus acceptable (et même sexy) aux yeux de la société de voir un homme noyer ses problèmes dans du whisky que d’aller voir un·e psy ou écouter les conseils avisés de sa belle-fille, Stacey.

Plusieurs fois, l’homme de main taiseux se bat très violemment avec un groupe de jeunes mecs, avec pour seul but de se défouler là aussi, mais au péril de sa vie. À l’inverse de Jim, qui possède un instinct de survie assez fort, Mike fait montre d’un comportement suicidaire. La seule chose qui lui fait du bien dans la vie, c’est de s’occuper de sa petite-fille. Et quand Stacey lui enlève (à juste titre, il va mal) cette possibilité, il fonce tête baissée dans une nouvelle bagarre. En suivant les codes d’une masculinité dite hégémonique – un “vrai” bonhomme boit, se bat, s’occupe des femmes de la famille, ne parle pas de ses traumatismes –, il est en train de se tuer. 

Si les fans de Breaking Bad ont toujours apprécié ce personnage de grand bougon, Better Call Saul a le temps d’insister sur le fait que Mike est peut-être super badass, mais il est surtout mal dans sa peau et en pleine dépression. Dans “Namaste”, à deux doigts de se faire tuer, il se réveille dans un lit et un endroit qu’il ne connaît pas, un peu comme s’il était dans un centre spécialisé. 

Dans une certaine mesure, Nacho (Michael Mando) représente la version jeune de Mike. “Une fois que tu es dedans, tu es dedans”, dit-il à Jimmy, ce dernier ayant tenté sans succès de faire comprendre à Lalo Salamanca qu’il ne veut plus travailler pour lui. On ne sort pas de ce business, à part les deux pieds devant. Ironiquement, on sait que Jimmy a réussi (comme Jess) à en sortir en réalité, en changeant à nouveau d’identité (il devient Gene Takavic), à travers les flashforwards en noir et blanc. Revenons à Nacho : depuis le début, le jeune homme navigue sur un fil. Un mauvais choix l’a conduit vers une impasse dont il n’arrive pas à se sortir. Devenu indic de Gus Fring, il espionne les Salamanca pour lesquels il est censé bosser. Le tout pour sauver son père, dont les valeurs morales se heurtent aux plans de Nacho.

On sent que ça va mal finir pour ce personnage très solitaire, qui ne peut compter que sur lui. Il est prêt à tout, notamment à risquer sa vie maintes fois (il n’en fait pas grand cas, comme Mike) pour arriver à ses fins. La différence avec les autres gangsters de Better Call Saul, ou même avec Jim, c’est que ses intentions sont (pour le moment) nobles. Les autres personnages masculins mafieux dans la série représentent davantage des archétypes de l’imagerie mafieuse : il y a Gus Fring le psychorigide, et les Salamanca, aux personnalités over the top assez différentes : Tuco la brute, Lalo le truand charismatique et Hector Salamanca, le parrain déchu à qui on a retiré même le droit de parler (après un accident cardiovasculaire provoqué par Nacho). 

Héros malgré lui 

Hank rencontre Saul Goodman pour la première fois dans l'épisode "The Guy for This" (S5E3)

Hank rencontre Saul Goodman pour la première fois dans l’épisode “The Guy for This” (S5E3) © AMC

Ce début de saison 5 nous a aussi régalés du retour d’un des chouchous des fans : Hank Schrader, “le bon” dans ce western moderne, agent de la DEA beauf et sympathique, devenu un martyr dans Breaking Bad après son exécution par le gang de néonazis, sous les yeux de Walt. Plus malin que la moyenne dans son travail, Hank est à la fois le pater familias (dans son foyer mais aussi dans son équipe, composée d’hommes), et l’agent de la DEA à qui on ne la fait pas. Ces deux traits sont réunis dès sa première apparition dans Better Call Saul : il place son badge d’agent contre une vitre, et demande à l’employée qui doit le laisser passer comment va son fils.

C’est lui le héros de l’histoire, et on sait qu’il se fera tuer dans cet univers où règnent les antihéros et les masculinités éborgnées. Pour cette raison, sa personnalité reste lisse comparée à celle de ses petits camarades évoluant dans la zone grise de la moralité et se débattant avec divers démons intérieurs. La suite de cette cinquième saison nous donnera peut-être l’occasion d’étudier de plus près ses aspérités. 

En France, la saison 5 de Better Call est diffusée sur Netflix.