The Eddy sonne merveilleusement bien, mais que veut-elle nous raconter ?

The Eddy sonne merveilleusement bien, mais que veut-elle nous raconter ?

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Par Marion Olité

Publié le

La première série réalisée par Damien Chazelle vient de débarquer sur Netflix.

Tout en produisant toujours plus de séries “à algorithmes”, vite consommées, vite oubliées, Netflix continue de donner de temps à autre des cartes blanches à certains projets d’auteurs. Ce fut le cas pour la mémorable The OA, de Brit Marling et Zal Batmanglij, c’est aussi le cas pour The Eddy, mini-série en huit épisodes, montée sur un nom certes bankable, celui du réalisateur Damien Chazelle, mais au sujet plutôt niche en vérité : le jazz. Certes, le prodige franco-américain a prouvé avec le bouillant Whiplash (2014) que ce genre musical pouvait attirer un large public. Dans une moindre mesure, La la land aussi avait sa dose de jazz.

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Netflix a donc pris un risque calculé. The Eddy ne manque pas d’arguments pour séduire, entre le nom de Chazelle qui rime avec Hollywood, le choix de tourner à Paris ou encore un casting très stylé, composé d’André Holland dans le rôle principal, mais aussi de la prometteuse Amandla Stenberg dans celui de sa fille ou encore du couple le plus cool du cinéma hexagonal, Tahar Rahim et Leïla Bekhti, histoire d’attirer le public français.

Ambitieuse, la production pourrait faire croire à un blockbuster en devenir, mais les premières images évacuent cette idée. La force de The Eddy va aussi devenir sa faiblesse. “La plupart des séries mettent la musique en dernier, on la met en premier”, me confiait Glen Ballard, mythique producteur et compositeur américain, sur le tournage de la série. Avant Damien Chazelle et avant Netflix, il y avait à l’origine son envie de créer un groupe de jazz et de transmettre d’une manière ou d’une autre sa passion musicale dévorante. Au gré des opportunités, il se trouve que ce quelque chose est devenu une série, centrée sur le quotidien de Elliot Udo, un brillant musicien et gérant d’un club de jazz, baptisé The Eddy et situé dans le 13e arrondissement de Paris. Sa vie est bouleversée après un tragique événement, qui le plonge dans une spirale d’emmerdements. Il doit aussi gérer sa rebelle de fille, Julie, qui vient de débarquer des States, accompagnée de toutes ses angoisses d’ado incomprise et de traumatismes non-gérés.

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“On veut que les gens sentent la magie, le son, la sueur”*

Si vous aimez la musique, le jazz et Paris, impossible de ne pas se laisser entraîner et bercer par l’ambiance de cet ovni sériel, filmé par une caméra nerveuse, granulée, naturaliste et toujours prête à suivre les déambulations de ses personnages, comme leurs bœufs improvisés. Damien Chazelle imprime un style à cheval entre le Treme de David Simon et les films de la Nouvelle Vague, réalisant les deux premiers épisodes en format 16 mm, une première pour une production Netflix. L’homme connaît bien son terrain de jeu, Paris, où il a passé une partie de son enfance. La reconstitution des quartiers parisiens – les graffitis, la déco du club, mais aussi ces plans du périph, ces barres de HLM et autres lieux urbains désaffectés qu’on ne voit jamais dans les productions habituelles, trop occupées à fantasmer un Paris de carte postale – apporte un cachet authentique indéniable, tout en étant plus léché que si on regardait un documentaire. Le cinéaste sait choisir ses interprètes, tous et toutes au diapason (c’est le cas de le dire), même si les musiciens ont été choisis avant tout pour leurs talents de pianiste, de chanteuse (Joanna Kulig est une chanteuse célèbre en Pologne) ou de saxophoniste, l’acting passant au second plan.

Ainsi, au gré de rencontres – celle de Julie avec un jeune homme qui lui présente des amis en pleine jam session, ainsi que sa grand-mère au grain de voix impressionnant – de mariages ou de funérailles (une très belle scène avec une Leïla Bekhti en feu), The Eddy dévoile de vrais moments de grâce pour les mélomanes avertis et les amoureux du jazz. Le bât blesse davantage du côté du scénario, qui lui, ne peut pas être improvisé quand on écrit une série sur huit épisodes. La production a beau avoir fait appel à un scénariste chevronné, Jack Thorne (Shameless, Skins, il a aussi écrit Harry Potter et l’Enfant maudit pour les planches, c’est dire s’il s’adapte à chaque projet), il n’a pas pu faire de miracles. Probablement conscient de la nature singulière du projet – d’habitude, une série vient de l’écriture, d’une envie de raconter une histoire, là elle vient d’une envie de partager la passion de la musique – il lance des pistes narratives tantôt prometteuses, tantôt à côté de la plaque, mais qui manquent parfois de liant ou d’intérêt.

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Quand elle explore la relation père-fille compliquée, faite de dialogues de sourds et de manque d’attention, mais aussi de tendresse qui ne dit pas son nom, The Eddy fonctionne très bien, notamment grâce à l’interprétation d’André Holland, un peu froid, mais toujours impeccable dans le rôle d’Elliot, et dont l’armure se craquelle justement quand sa fille (l’excellente Amandla Stenberg, vue dans Hunger Games et The Hate U Give) entre en scène, et qu’il se retrouve face à ses comportements autodestructeurs. La série s’attaque aussi au racisme en France à travers une arrestation musclée d’Elliot ; elle met en scène des personnages racisés, possédant une double nationalité (comme Chazelle), elle parle de diversité culturelle et artistique avec des protagonistes qui s’expriment en anglais, français, arabe, polonais ou serbe. Parfois, du rap ou de la pop viennent s’inviter dans les sessions de jazz. Les compositions, originales, sont signées Glen Ballard et Randy Kerber. Ce mélange des genres et des cultures fait la force de la série, qui en revanche nous perd quand elle s’embarque vers une enquête policière franchement superflue. D’autant qu’elle nous prive dès la fin du premier épisode d’un personnage extrêmement attachant (je n’en dis pas plus pour ne pas vous spoiler), qu’on aurait aimé voir évoluer.

Le cœur de Whiplash était l’amour de la musique et une relation aussi toxique que formatrice pour entre un jeune batteur prometteur et son mentor abusif. L’âme de The Eddy réside aussi dans la musique, dans la vie intime et artistique de ce groupe (cette scène de mariage où on sent que les personnages ont des liens entre eux, au-delà de la connivence musicale), puis dans la relation qu’entretiennent Elliot et sa fille. Comme son personnage principal, habité, passionné – du genre à s’arrêter de parler au milieu d’une conversation pour écrire une idée de compo sur un papier volant –, The Eddy donne tout à la musique, oubliant parfois le temps (des épisodes de plus d’une heure) et aussi parfois de nous raconter une histoire. C’est tout l’écueil à éviter quand on se lance dans une narration façon “tranches de vies”. Pour le moment (nous avons visionné 4 épisodes), il manque quelque chose de ce côté-là pour qu’on soit totalement conquis. Reste la musique, entêtante, enveloppante, enivrante.

*Glen Ballard sur le tournage de The Eddy.