Les critiques de séries doivent-ils regarder tous les épisodes d’une saison ?

Les critiques de séries doivent-ils regarder tous les épisodes d’une saison ?

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Par Marion Olité

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That is the question.

Ces dernières années, les séries ont pris une place de plus en plus prégnante au sein de la pop culture, alors forcément, le métier de critique s’est développé en parallèle. Et même s’il est bien plus reconnu et discuté aux États-Unis qu’en France – parce que l’industrie sérielle est née là-bas et grandit avec un temps d’avance sur le reste du monde –, il existe bel et bien des critiques en France (comme nous à Biiinge, coucou !), dont les contraintes sont mal connues.

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Certaines personnes ont ainsi réagi négativement à l’une de nos critiques récentes, concernant la saison 3 de 13 Reasons Why. Le journaliste précisait dans l’article qu’il se basait sur les 4 premiers épisodes. Ce qui en a déconcerté plus d’un·e. Une polémique qui appelle une question en apparence simplissime : les critiques de séries doivent-ils regarder tous les épisodes d’une saison avant d’en parler ? Le bon sens pousse à répondre qu’idéalement, mieux vaut en avoir vu un maximum. Mais c’est un peu plus compliqué que ça.

TOUDOUM (si la Peak TV avait un son)

Pour Olivier Joyard, critique aux Inrocks :

“Il y a plusieurs configurations possibles, c’est difficile à gérer quand on est critique. Quand c’est une nouvelle série, je critique un premier épisode, surtout si elle est diffusée chaque semaine. C’est le cas de ‘David Makes Man’, proposée sur la chaîne d’Oprah Winfrey. J’ai écrit la critique sur la base des deux premiers épisodes.

Je pense que c’est préférable de regarder toute une saison avant d’en faire la critique si elle est disponible, surtout si tu fais de la critique web. […] Une série comme ‘Poupée russe’, si tu n’as pas dépassé les trois premiers épisodes, tu ne peux pas la comprendre. 

Le problème sur ‘13 Reasons Why’, c’est que vous êtes 100 % web. Les spectateurs vont plus vite que les critiques. C’est un gros, gros, gros problème [rires]. La position du critique, elle, est très fragile. Notamment quand Netflix droppe une série. En termes de timing, tu te retrouves comme tout le monde, jamais Netflix ne m’a envoyé une saison en entier.”

De son côté, Pierre Langlais, critique à Télérama, estime qu’“on peut critiquer une série n’importe quand, si on arrive à visage découvert”. L’idée étant d’être honnête, et de préciser (ce que nous avions fait dans la fameuse critique de 13 Reasons Why) combien d’épisodes ont été vus. Mais comme le souligne le journaliste, c’est aussi au lecteur “d’aller lire ce qui correspond à l’endroit où il se trouve dans son visionnage. Si vous avez vu l’intégrale de Buffy et que vous allez lire la critique du pilote, évidemment, vous allez être déçus et penser que le/la critique n’a rien vu. Aujourd’hui, la critique est en 3, 4 ou 5 dimensions. Nous nous adaptons à la temporalité.

L’arrivée des plateformes comme Netflix a en effet bousculé la méthodologie des critiques de séries et rendu la problématique du temps encore plus oppressante. Son entrée tonitruante dans le monde de la pop culture et son mode de diffusion consumériste – mettre en ligne tous les épisodes d’une saison d’un coup – ont compliqué la tâche de ceux et celles qui ont pour mission d’analyser et de décrypter ces œuvres.

On me demande souvent où je trouve le temps de regarder toutes ces séries. La vérité, c’est que nous n’avançons plus sur le même timing, lecteur·ice·s comme critiques. Les journalistes ne peuvent pas tout regarder, des choix s’imposent. La qualité, ou la quantité. Pierre Langlais avait pour habitude de critiquer tous les pilotes des nouvelles séries, pour avoir une vue d’ensemble de l’industrie et éventuellement dégager les grandes tendances de la saison. Un travail louable, mais qui devient tout simplement impossible en pleine ère de Peak TV, où rien qu’aux États-Unis, environ 600 séries sont diffusées chaque année. J’ai décidé d’arrêter de faire des comptes rendus courts de manière systématique sur le premier épisode. Je faisais ça sur absolument tous les pilotes. Je vais continuer de le faire, mais seulement sur les séries qui m’ont vraiment marqué.”

“Tout est politique, tout est capitaliste”

Quand tu as enfin réussi à regarder une saison de n’importe quelle série en entier.

Face à ce déluge de séries, Marie Turcan, rédactrice en chef chez Numerama, adopte une position qu’elle qualifie elle-même d’élitiste. “Quand j’écris sur une série, j’ai vu la saison entière, quasiment tout le temps. C’est un autre rythme qui permet du repos et du recul dans la consommation et dans l’analyse de la série.” Et si elle est mauvaise ?

“Quand je n’aime pas du tout, je me force à tout regarder. Je crois que c’est cette injonction à l’exhaustivité qui me guide. Si quelqu’un me dit : ‘Tu n’as pas vu ce qu’il se passe dans l’épisode 8’, je pourrais lui répondre : ‘Si, mais la saison reste mauvaise et voilà pourquoi.’ Par exemple, j’ai regardé tout ‘Plan cœur’, et j’ai détesté [rires] !”

Et comme le souligne Marie Turcan, si une série peut s’améliorer au fil de la saison, elle peut aussi se détériorer. “Ce n’est pas un long film. Avec 10 ou 22 épisodes par saison, il y a ce principe de réussir à tenir en haleine le public.” L’idée est aussi de varier les plaisirs, par exemple de proposer des critiques d’un épisode en particulier, ou des analyses transverses. “Je me demande ce que je vais pouvoir apporter de plus, explique la journaliste. Très peu de médias font de la critique d’une saison entière, donc j’ai un boulevard. Je ne suis pas dans le rush. J’ai le luxe de pouvoir me poser et écrire un long texte.” 

Et puis il n’y a pas qu’une façon de parler d’une série, comme nous l’explique Marie, les analyses transverses, dans une société plus woke que jamais, sont précieuses, même si elles ne plaisent pas à tout le monde.

“J’analyse beaucoup les séries par un prisme patriarcal. Dès que tu fais mention de ces choses-là, des inégalités, de l’oppression des personnages féminins et de ce que ça dit de notre société, les lecteurs, principalement masculins, deviennent agressifs. […]

C’est un prisme extrêmement important pour moi. On a tous et toutes des visions du monde différentes. Aucune n’est neutre. Seulement, les hommes critiquent des œuvres d’art depuis bien plus longtemps que les femmes, donc on nous impose cette référence comme si elle était neutre. C’est une illusion. […] Tout est politique, tout est capitaliste.”

60 millions de critiques de séries

Vous l’aurez compris, la multiplication des modes de diffusion et des séries fait qu’il n’y a plus de règles. Il s’agit de s’adapter au cas par cas, selon l’œuvre concernée. Les commentaires violents auxquels font parfois face celles et ceux qui analysent les séries appellent une autre problématique concomitante, celle de la légitimité des critiques. Objet intime par excellence, qui s’introduit dans chaque salon, la série appartient à tout le monde, un peu comme le foot. La fameuse formule des “60 millions de sélectionneurs de l’Équipe de France” peut s’appliquer ici. Tout le monde pense être critique de séries. Pierre Langlais rebondit :

“Aujourd’hui, il y a 60 millions de critiques de séries. Sauf que ceux qui commentent le foot, ce sont des journalistes chevronnés, qui ont une science du foot. De la même manière, je pense que les critiques de séries ont une science des séries. C’est pour ça que l’ACS (Association des critiques de séries) existe, le/la critique a une capacité d’analyse, à prendre du recul, une connaissance de l’art lui-même et de son histoire, c’est-à-dire des séries passées. Quand on tape sur ‘13 Reasons Why’ par exemple, on a aussi vu ‘Angela 15 ans’, ‘Skins’ et ‘Euphoria’. On a vu beaucoup de choses qui nous permettent de dire ou non que la saison 3 de ‘13 Reasons Why’ ne vaut pas un clou.

C’est un regard qui n’est pas un regard de fan. En général, ceux qui nous tombent dessus sont des fans qui ont tout vu, et qui ont un rapport très sentimental à leur série et ne vont pas accepter notre point de vue. Il faut avoir vu des centaines de séries pour comprendre leurs fonctionnements, leurs références. C’est un métier.”

To be or not to be (critique de séries)

Alors comment légitimer le métier de critique de séries ? Olivier Joyard apporte deux pistes intéressantes : produire des textes théoriques fondateurs en France (“On est victimes du manque de profondeur historique de ce qu’est la série et du manque d’intellectuels qui se sont intéressés aux séries”), mais aussi imaginer de nouvelles formes critiques. “Peut-être qu’on dit qu’on va débriefer le début de la saison. On fait ça en trois fois par exemple. Il faut adapter l’art du récap, qui est un truc vraiment sériel. Ça n’existe pas en littérature ou en cinéma.”

Il faut aussi, selon le journaliste, que les médias parisiens embauchent davantage. On en revient à cet insoluble problème de temps. “Une saison à regarder, ça peut être 4 heures, ça peut être 13 heures. 3 500 signes, ça paie dans les 100 euros. Ce n’est pas normal. On n’est pas assez.” Si vous aspirez à rejoindre cette profession, n’espérez pas être “payé à regarder des séries”, un·e critique de séries est payé·e à les analyser, le visionnage se fait en écrasante majorité le soir et les week-ends, sur le temps personnel. Critique de séries, c’est un sacerdoce, une passion, clairement pas la voie royale vers la richesse et la gloire.

D’ailleurs, pour Marie Turcan, un poil pessimiste, c’est peut-être trop tard pour développer le métier en France.

“Je ne sais pas s’il y a un avenir positif pour la critique de séries. Car la série est en train de devenir un produit plus qu’un art. Les plateformes se sont rendu compte que la série est un produit qui leur permet d’enchaîner des heures et des heures de contenu. Je vois la place dédiée à l’art s’étioler. On parle aujourd’hui davantage de contenu que de séries, c’est inquiétant.”

Pendant ce temps-là, aux États-Unis, Emily Nussbaum, journaliste séries au New Yorker, a remporté le Prix Pulitzer de la critique en 2016. Elle a publié en juin 2019 I like to watch, un essai qui rassemble ses papiers les plus marquants et dans lequel elle déconstruit les standards contemporains qui définissent ce qu’est une bonne série aujourd’hui. Olivier Joyard analyse : “Elle écrit pour le print [le magazine The New Yorker qui sort en kiosques, ndlr] à peu près deux textes toutes les trois semaines, dans les 10 000 signes, qui nécessitent d’avoir vu plusieurs séries. Elle a le temps de réfléchir. Il faut donner du temps aux critiques. C’est un confort nécessaire, qui n’est pas pris en compte chez les critiques de séries. On ne peut pas attendre plus des critiques que ce qu’ils peuvent donner.”