Pop culture : la figure de la sirène sort la tête de l’eau après des décennies de kitsch

Pop culture : la figure de la sirène sort la tête de l’eau après des décennies de kitsch

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Par Marion Olité

Publié le

Dans le sillage de la série Une île, diffusée en ce moment sur Arte, retour sur une figure mythologique qui a du mal à s'imposer.

Dans le bestiaire des créatures mythologiques, la sirène a toujours tenu une place paradoxale. Probablement née de l’imagination fertile de marins effrayés par des animaux aquatiques rares, cette créature légendaire revêt deux incarnations. Dans l’Iliade, les sirènes ont un corps d’oiseau et une tête de femme, tandis que dans les croyances nordiques, elles vivent sous l’eau et possèdent une queue de poisson.

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Les deux folklores ont bien des points communs : la présence de l’océan, l’idée d’une aura malfaisante et un pouvoir de séduction et d’envoûtement des hommes, à mettre en parallèle avec celui que les vampires – figures horrifiques masculines de domination – exercent sur les femmes. À l’instar de nombreuses créations mythologiques féminines, les sirènes personnifient des vices terrestres traditionnellement accolés au genre féminin (le patriarcat n’est pas né hier !) : la beauté, la luxure, la tentation, le désir… Mais là où ça devient intéressant, c’est qu’elles jouent de leur statut d’objets de désir pour séduire les hommes et les tuer, trônant sur leurs ossements.

Comment une créature aussi sombre a-t-elle pu devenir aussi… kitsch ? Il faut dire merci (ou pas) à l’écrivain danois Hans Christian Andersen, à qui l’on doit le conte La Petite Sirène (1837), premier objet pop sur cette figure, dont les grandes lignes du récit serviront à Disney pour son dessin animé du même nom sorti en 1989 et devenu depuis un classique. Si le conte d’Andersen est bien plus sombre que la version de la firme aux grandes oreilles – par exemple, la Petite Sirène se fait couper la langue et meurt à la fin pour sauver son Prince –, il introduit l’idée d’une humanisation et d’un romantisme.

Assagir une figure fatale aux hommes

De monstre purement horrifique, métaphore des peurs masculines, la sirène devient une créature capable d’éprouver des sentiments. Elle recherche l’amour d’un homme. Et pour cela, comme l’Ondine (un génie des eaux), elle est prête à renoncer à sa condition de sirène, voire à sa vie. Édulcorée, réduite à une fille sage et candide, la sirène devient alors un idéal de féminité pour les petites filles. Elle doit être jeune, belle, mince, sexy (les fameux “soutifs coquillages”), posséder des cheveux longs et une voix douce. Et si elle possède un certain savoir mystérieux – elle vit dans les profondeurs sous-marines –, la sirène du petit et du grand écran ne semble pas franchement avoir inventé le fil à couper le beurre. Jamais son intelligence n’est mise sur le devant de la scène. Elle porte souvent une tiare, signe de son statut de princesse.

C’est ainsi que, digérée par la pop culture patriarcale, la figure de la sirène devient “petite” (un adjectif diminutif), amputée de toute sa dangerosité. Elle va logiquement alimenter de nombreux programmes jeunesse. Sur le petit écran, l’une des premières productions sérielles en matière de sirènes, Diver Dan (1960), met en scène Miss Minerva, princesse aquatique sage et sexy, coiffée d’une tiare sur ses longs cheveux blonds et… maquillée comme une femme adulte, pour le coup.

Dans le sillage du succès ciné de La Petite Sirène et de la comédie Splash (1984), les années 1990 voient quelques séries ou téléfilms proposer la même vision d’une jeune sirène belle, dénudée et sage, n’attendant que l’arrivée d’un prince pour la sauver (le cliché de la sirène-infirmière, un renversement du mythe originel de la sirène tueuse d’hommes) et découvrir le monde merveilleux des humains.

C’est le cas de la série animée Le Prince et la Sirène (1995) ou de l’Australienne Ocean Girl (1994). Les liens avec la mer expliquent sûrement que l’Australie est la terre qui a produit le plus de fictions sur le sujet. La comédie jeunesse H2O (2006-2010, diffusée sur France 2) raconte les vies de trois jeunes ados, Emma Gilbert, Cleo Sertori et Rikki Chadwick, qui deviennent des sirènes dès qu’elles restent plus de dix secondes dans l’eau. On peut d’ailleurs s’interroger sur les raisons de cette propension qu’avait ce genre de programme à dénuder des jeunes femmes mineures, la location sous-marine servant d’excuse facile.

Icône queer

Comme toute bonne figure mythologique qui se respecte, la sirène est protéiforme. La façon dont la pop culture l’a représentée en a fait, au fil du temps, une performance d’hyperféminité, reprise par la communauté LGBTQ+. Ses accessoires brillants, sa queue de poisson (qu’on peut analyser de bien des façons…), ses couleurs chatoyantes, son maquillage outrancier et peu crédible (elle est censée vivre au fond de l’eau !) mais aussi sa personnalité bienveillante, tolérante, en a fait une icône queer. Le look sirène est régulièrement utilisé par les drag-queens. Et l’une des interprétations du conte fondateur d’Hans Christian Andersen, La Petite Sirène, est que l’écrivain était gay refoulé. Il aurait imaginé cette histoire en s’inspirant de son amour impossible pour un homme, Édouard Collin.

La sirène a été hétérosexualisée par Hollywood, mais sa sexualité est bien plus complexe et sujette à interprétations. Un peu comme un certain Dracula, elle use de ses charmes, mais on ne connaît pas ses préférences sexuelles. Elle peut être considérée comme asexuelle, bi, voire lesbienne. Si des êtres aquatiques masculins ont été imaginés par la pop culture – Aquaman, on pense à toi, et, dans un style tout aussi bourrin, les extraterrestres aquatiques de Stargate Atlantis –, le mythe est à l’origine 100 % féminin.

En dehors des téléfilms kitsch, certaines séries fantastiques comme Charmed ou Supernatural ont aussi abordé ce mythe. Dans les premiers épisodes de la saison 5 (2003), les sœurs Halliwell viennent en aide à une “gentille” sirène devenue humaine, en lutte avec une “méchante” sirène démone, qui s’en prend d’ailleurs à Cole. Phoebe, la plus jeune et jolie des trois sœurs, évidemment, va un temps devenir elle-même une sirène.

© TheCW

Retour aux sources

Série plus sombre, Supernatural met en scène une figure démoniaque dans l’épisode “Sex and Violence” (S4E14) en 2009. Il s’agit d’une sirène qui peut prendre différentes formes (féminine ou masculine), a désespérément besoin d’amour et oblige les gens à se détruire en signe de dévotion. Sam et Dean vont ainsi s’affronter dans la scène finale, où la sirène est un homme.

Même topo en 2016, dans la série The Vampire Diaries, où la sirène Sybil explique dans l’épisode “An Eternity of Misery”(S8E4) qu’elle et les siennes se nourrissent des hommes pour rester jeunes, et qu’elles collectent les âmes des plus faibles pour leur maître, Arcadius, qui est en fait le Diable. Dans la lignée du chant qui hypnotise les marins, elles possèdent le don de contrôler les esprits. On le sent, même si le mouvement est timide : la figure de la sirène est en train d’effectuer un retour aux sources. Sur le petit écran, elle n’est plus cette petite princesse qui cherche un prince humain charmant. Enfin, presque plus…

À la fin des années 2010, la nouvelle vague féministe va profiter timidement aux sirènes. Alors que la sorcière sort du bois, notamment avec les reboots de Charmed et Sabrina, sa sœur aquatique a toujours du mal à être prise au sérieux. Il faut dire qu’au-delà du côté “tueuse d’hommes” qui inverse les stéréotypes, cela reste un défi technique, même en 2020, de mettre en images une histoire de sirènes avec un petit budget et qui ne tourne pas irrémédiablement kitsch.

Demandez au soap Tidelands, mis en ligne sur Netflix fin 2018, qui revisite le mythe en s’intéressant aux Tidelanders, une communauté d’exclus mi-humains mi-sirènes qui vivent cachés sur une baie, à côté d’un village de pêcheurs, Orphelin Bay, forcément… hostile. Au programme : trahisons, scènes de sexe à gogo, gens extrêmement beaux et trafics en tout genre. Créée par Stephen M. Irwin et Leigh McGrath, cette série est la première production originale Netflix… en Australie, où, décidément, les sirènes semblent avoir élu domicile.

De son côté, l’Américaine Sirens, lancée aussi en 2018, se veut un peu plus sérieuse. Elle se déroule aussi – lieu incontournable – dans un petit village de pêcheurs. Sans être incroyables, les effets spéciaux restent corrects pour une production à petit budget. À la base prometteuse, la série débutait avec l’arrivée de la sirène Ryn (Eline Powell), à la recherche d’une de ses sœurs. Elle va faire la connaissance d’un couple bienveillant de jeunes adultes, tandis qu’évidemment, une partie des habitants de Bristol Cove, qui ont grandi avec le mythe des sirènes, se montreront extrêmement hostiles. Pas aussi bien écrite qu’elle aurait pu l’être, Siren a tout de même le mérite de proposer une vision qui penche vers une relecture féministe.

Dans le pilote, Ryn se fait agresser par un homme, qu’elle tue par réflexe défensif. Plus tard, l’ambiguïté de sa bisexualité est entretenue, ainsi que la potentialité d’un polyamour avec ses deux protégés. Le show tient aussi à être inclusif, proposant, chose plutôt rarissime dans la pop culture, des sirènes racisées. On trouve aussi le début d’une métaphore assez logique sur les hommes (à la fois l’humanité mais aussi le genre masculin, puisque c’est lui qui dirige le monde), responsable du désastre écologique qui touche la Terre et ses océans.

© Angela Rossi/Arte

Une île, série fantastique française diffusée sur Arte en ce mois de janvier 2020, reprend cette figure de la sirène en métaphore de la colère de la nature, mais aussi de celle des femmes, exploitées comme elle. De là à y déceler le début d’un discours écoféministe, mouvance du féminisme longtemps controversée (parce que l’une de ses branches essentialise les femmes, c’est-à-dire pense qu’elles sont plus proches de la nature que les hommes) en pleine réhabilitation depuis 2019, il n’y a qu’une nageoire… Dans le rôle de la sirène Théa, Laetitia Casta apparaît au début de la série particulièrement fatale aux hommes.

Pour éviter tout faux pas kitsch, le réalisateur Julien Trousselier ne montre pas de queue de poisson. Ses créatures sont sexy, dangereuses, marchent et nagent avec leurs deux jambes. La mini-série reprend aussi un des thèmes incontournables de La Petite Sirène : le passage à l’âge adulte des jeunes femmes, à travers le personnage de la “petite sœur”, Chloé (Noée Abita, âgée de 20 ans), qui va devenir une femme en découvrant ses pouvoirs… et en couchant avec un homme, évidemment.

Cette jolie tentative de réinvention de la mythologie – qui effectue un parallèle intéressant avec la chasse aux sorcières (les sirènes détiennent comme elles un savoir de la nature envié par les hommes, et elles seront pourchassées et tuées pour cela) – n’est qu’à moitié réussie puisqu’elle reproduit certains clichés, et notamment celui de la sirène vulnérable (voir l’évolution de Théa au fil des épisodes et sa relation avec son chasseur), qui a finalement besoin d’un homme pour la protéger. Un non-sens absolu sachant qu’elle dispose de pouvoirs surnaturels, qu’elle est immortelle et que son ennemi numéro un est l’homme !

Alors, la sirène est-elle en passe de devenir l’arme fatale des féministes après des décennies de male gaze ? Certes, proposer un récit novateur, qui relève aussi le défi technique de mettre en scène ces mystérieuses créatures aquatiques sans tomber dans le cheap, reste un défi. Mais cette riche figure, qui convoque bien des imaginaires, mérite en tout cas qu’on s’y intéresse. Qu’on se le dise, sur le grand comme sur le petit écran, le mythe de la sirène reste à réinventer.