Gomorra et le rap français, une véritable histoire d’amour

Gomorra et le rap français, une véritable histoire d’amour

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© PNL/Sky Atlantic

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Par Sophie Laroche

Publié le

Alors que la saison 4 de la série est en cours de diffusion, on s'est penché sur le lien qui unit le rap français à Gomorra.

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Avec Validé, son projet de série mettant en scène les débuts de carrière de trois jeunes rappeurs, Franck Gastambide participe à renforcer le lien qui semble unir le monde du hip-hop et celui des séries. Car, si l’annonce fait souffler un vent de nouveauté dans l’Hexagone, cela fait quelque temps que les producteurs et diffuseurs américains ont investi le créneau avec des séries comme The Get Down, Empire ou encore Atlanta.

De l’autre côté du miroir, les rappeurs s’inspirent depuis toujours des séries télé qu’ils affectionnent, ponctuant leurs morceaux de références, plus ou moins positives, à leur série ou personnage préféré. Si récemment La Casa de Papel a fait son petit effet dans le monde du rap français (on pense notamment à Maes arborant fièrement le masque de Dalí sur la pochette de son projet Réelle Vie 2.0), depuis son lancement en mai 2014 et son arrivée en France l’année suivante, c’est sûrement la série italienne Gomorra qui rassemble le plus d’adeptes parmi les rappeurs francophones.

Adaptation télévisuelle du roman-enquête de Roberto Saviano, la série met en scène la guerre de pouvoir se jouant au sein de la Camorra, la mafia napolitaine, sur fond de misère sociale, d’assassinats sordides et de trafic de drogue. Son esthétique réaliste et brute ainsi que le développement quasi mythologique de ses héros la démarquent du reste des productions mafieuses, et lui permettent de rivaliser, à la fois commercialement et qualitativement, avec les productions américaines en Europe. Alors que la saison 4 de Gomorra vient de reprendre, on s’est penché sur l’histoire d’amour qui unit le rap français à la série italienne.

Le pèlerinage vers Scampia

En France, c’est en juin 2015 que Gomorra va entamer sa percée dans l’imaginaire des amateurs de rap. Alors que le duo PNL prépare doucement la sortie de son premier album, il dévoile le clip du single “Le Monde ou rien”, titre phare du projet qui permettra au groupe d’exploser (puisqu’il s’agit de leur deuxième clip le plus visionné avec plus de 100 millions de vues à l’heure actuelle).

En effet, pour “Le Monde ou rien”, les lignes droites des barres d’immeubles des Tarterêts, qui ont jusqu’à présent constitué le décor de la plupart des clips du groupe, ont en partie laissé place à la forme triangulaire des Vele di Scampia, ces immeubles délabrés de la banlieue de Naples dont l’architecture évoque les voiles d’un bateau.

Considéré comme l’un des quartiers les plus dangereux d’Europe, Scampia constitue une place forte de la Camorra ainsi que le décor principal de la série Gomorra. Tourner un clip dans les entrailles de cette cité maudite permet donc aux rappeurs, qui continuent de s’y aventurer, à l’image de SCH (“Gomorra”) ou de Sadek (“Napoli”), d’inscrire leur musique et leur personnage dans un univers narratif puissant, moyennant cependant quelques billets et le respect des horaires de deal. À 13 heures, nous devions avoir foutu le camp car le deal reprenait ses droits”, expliquait Anthony Teror, le directeur artistique du clip de “Gomorra” aux Inrocks.

Aux rappels visuels s’ajoutent aussi les textes qui débordent de références aux personnages ainsi qu’aux éléments de l’intrigue. Ainsi, nombreux sont les rappeurs qui n’oublient pas de mentionner la série italienne dans leurs textes à l’image de Lacrim, Sadek, Sofiane, YL, Ninho, Seth Gueko, Jok’Air, Soprano et bien sûr PNL.

Mais les plus fervents fans de la série restent sûrement JuL et SCH, le premier ayant carrément accordé un morceau entier au personnage de “Ciro”, qui semble l’avoir définitivement énervé (“Savastano tu veux affronter ? T’es qu’un traître tu fous la honte”) quand le second a fait de l’univers du mafieux méditerranéen l’une des influences principales de son rap. “Je suis un amoureux inconditionnel de Gomorra”, nous expliquait-il alors que nous le rencontrions pour la sortie de son album JVLIVS. Mais pourquoi les rappeurs français portent-ils tant Gomorra dans leur cœur ?

“J’suis plus Savastano que Ciro”

Tout d’abord, et bien avant Gomorra, il est important de rappeler que l’imagerie du gangster et de la mafia a toujours fasciné le rap français. De IAM à Sofiane, il est compliqué de trouver un rappeur qui ne cite pas Scarface, Le Parrain ou Les Affranchis parmi ses films préférés. Au-delà de la violence de ces films qui flattent une certaine conception de la virilité, ces derniers, tout comme la série italienne, construisent surtout des récits puissants d’ascension et de chute, d’amitiés et de trahisons, de faim et d’abondance. C’est en cela que l’amitié sabotée de Gennaro et Ciro rappelle celle de Tony et Manny (Scarface) quand le destin de Tony Montana, qui finira par se brûler les ailes, évoque celui de l’Immortel.

Des thèmes universels qui parlent aux rappeurs, qui les transposent à leur propre vie, s’identifiant ainsi aux protagonistes de la série. C’est comme cela que très vite, le rap français s’est divisé en deux grandes familles. Ceux qui, en grande majorité (PNL, JuL, Sofiane…), se comparent à Gennaro Savastano, héritier d’une des plus grandes familles de la pègre napolitaine et personnage incarnant la figure du jeune insouciant forcé de s’endurcir pour préserver son héritage, et ceux qui se retrouvent en Ciro, ex-homme de main des Savastano qui s’attache à détruire leur empire. Le traître ultime pour certains, l’affranchi pour d’autres.

Pour Mouv’, le sentiment d’identification pourrait aussi trouver sa source dans une certaine “proximité géographique”. […] Les similitudes relatives entre banlieue française et banlieue napolitaine, et la force de l’intrigue, ont ainsi permis d’attirer jeunes (surtout) et moins jeunes.” Les cités italiennes, partageant sûrement plus de codes avec les quartiers français que les ghettos américains de la série The Wire, elle aussi très citée dans le rap français, permettent ainsi de nourrir des références communes. Certains téléspectateurs peuvent ainsi se retrouver (dans une certaine mesure) dans la réalité sociale dépeinte en arrière-plan de l’intrigue.

Concernant son intérêt pour l’univers de la mafia, SCH nous expliquait qu’il y trouvait plus de similitudes avec le monde dans lequel il a grandi que celui auquel il a pu accéder avec la célébrité. “J’ai grandi dans un contexte un peu compliqué où, pour s’en sortir, ou ne serait-ce que pour s’acheter une paire de baskets, on faisait des trucs pas super. Quand je passe à Paris pour mes interviews, je fais le boulot mais le reste de la semaine, je suis devant l’alimentation avec mes amis d’enfance qui sont des travailleurs, des repris de justice, des têtes de réseaux. Du coup, je suis super confronté à cet univers et il me nourrit beaucoup.”

Évidemment, cet amour pour Gomorra n’est pas partagé par tous. Certains s’inquiètent de l’image renvoyée aux jeunes. Mouv’ souligne le cas du rappeur Jeff le Nerf qui dénonce la glorification d’une certaine violence, écrivant dans son morceau “Fidèle au poste” : “J’ai des messages pour les jeunes fascinés par Ciro. […] Pas besoin de vivre à Napoli pour t’faire fumer par la police. […] Je doute que ta daronne soit comme Donna Imma” ; quand d’autres estiment que ces références à foison tendent à couvrir les rappeurs de “ridicule”, certains se prenant pour ce qu’ils ne sont pas.

Les Inrocks expliquent que, sur place, une partie des habitants accuse la série de nourrir la violence déjà existante, soulignant le cas d’un des jeunes acteurs de la série, Vincenzo Esposito, ayant poignardé un autre adolescent, ainsi que le boom des “baby gangs”. D’autres reprochent à la série de renvoyer une mauvaise image de leur quartier, définitivement assimilé à la délinquance.

Lors de notre rencontre avec Sfera Ebbasta, rappeur italien originaire de la banlieue de Milan et proche de SCH, nous lui avions demandé s’il ne trouvait pas cela bizarre de voir tous ces rappeurs français débarquer dans une cité italienne. Je comprends qu’après avoir vu la série, tu veuilles aller faire le clip là-bas. Pour moi, à partir du moment où c’est un rappeur étranger qui fait son clip là-bas, je pense que ça passe car c’est comme quand on va aux États-Unis et qu’on fait des vidéos. Par contre, un artiste italien qui vient filmer à Scampia et qui ne vient pas de là, ça ne marche pas. Ça fait gangster alors qu’ils ne le sont pas.”

Il faut dire que les rappeurs italiens sont les premiers concernés par le succès de la série qui n’a pas épargné Sfera. Mais loin d’adouber Ciro ou Savastano, ce dernier s’estime plus proche d’un autre personnage. Je suis O Track. Au final, que ce soit Ciro ou Savastano, ils sont tous les deux infâmes. Le seul vrai, c’est O Track. Il s’en battait les couilles.” Une chose est sûre, avec sa saison 4, Gomorra risque d’inspirer de belles fournées de punchlines.

En France, la saison 4 de Gomorra est disponible sur MyCanal, 24 heures après sa diffusion italienne.