Sous le soap enflammé, Le Bazar de la Charité porte un message féministe fort

Sous le soap enflammé, Le Bazar de la Charité porte un message féministe fort

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Par Marion Olité

Publié le

Retour sur un drame oublié par l'histoire.

4 mai 1897. Rue Jean-Goujon, Paris. Les femmes de la haute société parisienne sont réunies au Bazar de la Charité, un consortium de plusieurs œuvres de bienfaisance, qui vend divers objets au profit des pauvres. Ce bâtiment de 80 mètres de longueur accueille une vingtaine de comptoirs, un buffet ainsi qu’une salle de cinéma où sont projetées les œuvres des frères Lumière. La Sortie de l’usine Lumière à Lyon, L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat, L’Arroseur arrosé… Il faut recharger la lampe de projection du cinématographe qui utilise de l’éther. Une erreur de l’assistant du projectionniste déclenche alors un début d’incendie incontrôlable.

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En 15 minutes, le feu embrase tout le hangar, des rideaux aux boiseries jusqu’au plafond en vélum goudronné. Environ 1 200 personnes se trouvent sur les lieux. C’est la panique générale : 121 personnes y trouveront une mort affreuse, selon Le Petit Journal, qui effectue le macabre décompte : 110 femmes sont identifiées… et 6 hommes.

Cette tragédie oubliée de l’histoire (en grande partie parce qu’elle a touché quasi exclusivement des femmes) fait aujourd’hui l’objet d’une adaptation en mini-série, coproduite par Netflix et TF1. La chaîne a diffusé avec succès (plus de 7 millions de personnes devant le pilote) les deux premiers épisodes le 18 novembre. Écrite par Catherine Ramberg (également créatrice) et Karine Spreuzkouski et réalisée par Alexandre Laurent, Le Bazar de la Charité se concentre sur les destins de trois personnages féminins, dont la vie va être bouleversée par cet incendie meurtrier. Adrienne de Lenverpré (Audrey Fleurot), piégée dans un mariage abusif, profite du drame pour se faire passer pour morte et tenter de repartir à zéro avec sa fille. Rescapée in extremis des flammes par un homme du peuple, Alice de Jeansin (Camille Lou) va se rebeller face au futur tout tracé qu’envisage son père pour elle. Rose Rivière (Julie de Bona), domestique chez les De Jeansin, a pour sa part fait les frais de la lâcheté masculine, en étant poussée dans les flammes par un aristocrate paniqué. Défigurée et brûlée, elle se retrouve dans un autre enfer : les griffes d’une mère éplorée (Josiane Balasko) qui décide de la séquestrer pour la faire passer pour morte.

Oui, ça fait beaucoup d’informations à digérer pour une seule série, mais les liens sont vite compris au visionnage des deux premiers épisodes éprouvants. La première scène n’est pas celle du fameux incendie (qui survient au bout d’une vingtaine de minutes), mais elle n’en demeure pas moins marquante. On y fait la connaissance d’Adrienne de Lenverpré, aristocrate brutalisée par son mari (incarné par Gilbert Melki) qui refuse le divorce. S’ensuit une scène de violence conjugale extrêmement dure à regarder, qui donne le ton d’une série décidée à nous montrer sans ellipse ce que la société patriarcale fait aux femmes. La suite sera du même acabit : la scène de l’incendie dure plus d’une demi-heure et prend le temps de filmer les flammes qui lèchent et embrasent tous les recoins du Bazar, mais aussi les comportements des hommes de la haute société, dont beaucoup ont fui les lieux, piétinant ou frappant les femmes sur leur passage pour se sauver.

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Qu’ont fait les hommes ?

Dans la série, l’amant d’Adrienne, journaliste, s’en fait l’écho, en écrivant un article sur la lâcheté des hommes pendant cette catastrophe. Dans la vraie vie, la journaliste féministe Séverine écrivit un article pour L’Écho de Paris, intitulé “Qu’ont fait les hommes ?”. Elle ne fut pas la seule à faire un calcul rapide : même s’ils étaient en minorité dans le hangar, entre 50 et 100, à peine dix ont tenté d’aider les femmes, et six sont morts. Le reste ? Ils ont fui, et de nombreux témoignages de l’époque évoquent des brutalités commises à coups de cannes pour passer sur ou devant les femmes. Cette séquence de panique totale – ces femmes devenues des torches humaines, ces flammes rampantes, ces hommes flippants – a largement choqué sur les réseaux sociaux. Elle est d’une telle violence qu’on peut s’interroger sur le bien-fondé de la faire durer aussi longtemps.

La reconstitution, de toute beauté, donne par moments dans le mélodramatique décomplexé, notamment avec ce plan du bâtiment en feu, une flamme se superposant sur un plan dévoilant Notre-Dame, dont l’incendie cette année a choqué les Français·e·s. Et en même temps, ce clin d’œil au public peut s’interpréter différemment : non pas forcément comme un appel démagogique mais comme un rappel. Vous pensez que cette tragédie, survenue il y a 122 ans, ne dit rien de l’oppression des femmes et de la façon dont presque tous les hommes y participent directement ou indirectement, en 2019 ? Au contraire, les parallèles sont légion. Les violences conjugales ne sont pas réglées : une femme est tuée en France toutes les 48 heures, et souvent par des hommes violents qui ne supportent pas une séparation. Or le personnage d’Adrienne ne voit qu’une solution pour échapper aux griffes de son mari : se faire passer pour morte !

Reste ce paradoxe : comment montrer la violence visant les femmes sans verser dans le torture porn (une critique qui a pu être faite à The Handmaid’s Tale) ou le sensationnalisme ? La ligne est fine entre représentation d’une réalité (des femmes ont été piétinées et frappées, en plus d’être brûlées, c’est important de le montrer), complaisance et misérabilisme. Tout en flirtant avec (l’intrigue la moins convaincante est celle de la domestique Rose…), il me semble que ce Bazar de la Charité évite de tomber dans le piège, notamment parce que l’incendie n’est pas une fin en soi, mais un déclencheur pour établir une intersection entre féminisme et lutte des classes.

“De la musique pour se noyer, c’est là que l’on voit que l’on est en première classe….” (Jack dans Titanic

Et dans le genre, le classique Titanic de James Cameron, était un précurseur. Du coup, les similarités sont également nombreuses : la haute société piégée dans un édifice somptueux, le courage des hommes de la classe ouvrière face à la lâcheté et à la brutalité des aristocrates et des bourgeois, l’histoire d’amour impossible (Alice est une Rose des temps modernes, quand son love interest joué par Victor Meutelet se glisse dans la peau d’un Jack politiquement plus engagé), l’oppression des femmes coincées dans des mariages forcés pour sauver leurs riches familles de la banqueroute, jusqu’aux musiciens à qui on demande de jouer pour contenir la panique et divertir la foule d’une mort imminente… Une scène qui évoque immanquablement le chef-d’œuvre de 1997.

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Avec huit épisodes devant elle, Le Bazar de la Charité aura davantage le loisir que Titanic d’explorer les trajectoires de ses personnages. James Cameron avait dû faire des choix drastiques (format ciné oblige) comme couper du montage une histoire d’amour entre deux personnages secondaires issus de la classe populaire. La mini-série a, elle, le temps de développer une intrigue autour d’une domestique, Rose, qui va se retrouver le jouet d’une femme riche. Elle subit une double peine : celle d’être une femme (victime de la violence masculine pendant l’incendie), et d’être issue de la classe populaire (à nouveau victime d’une violence, cette fois celle d’une femme aristocrate qui a les moyens de lui retirer sa vie). Une esquisse des problématiques politiques est aussi faite au cours du deuxième épisode, avec un préfet pressé de faire porter le chapeau de cette tragédie aux anarchistes.

À une époque, la nôtre, où l’on comprend enfin que la parole des femmes doit être écoutée, et traitée comme celle des hommes pour espérer mettre un terme un jour aux violences patriarcales, l’arc narratif d’Alice, qui explique après l’incendie à son père le comportement lâche puis criminel de son fiancé, prend tout son sens. Le patriarche (joué par Antoine Duléry), obsédé par son statut social, n’écoute pas sa fille. Pire, il insinue qu’elle ment, parce qu’elle est “sous le choc”, et faible – et bon, en gros, c’est une femme. Dans une scène de confrontation avec Julien, le fiancé avec lequel Alice veut rompre, il devient clair que les deux hommes s’arrangent avec leur vérité pour avoir chacun ce qu’ils veulent. Et en tant que spectateur·ice·s, on sait qu’Alice dit la vérité. Un flash-back nous rappelle encore une fois ce qu’il s’est vraiment passé. Mais sa parole ne vaut rien face à celles de son père et de son futur époux. Et ce géniteur, a priori plutôt sympa, se rend en fait complice d’un système dont il profite.

Au-delà de ses scènes fortes qui racontent la violence (physique ou psychologique) que subissent ces femmes (blanches, précisons-le), Le Bazar de la Charité bénéficie d’une reconstitution soignée (que ce soit la scène de l’incendie, les autres décors, les costumes), d’une réalisation assez inspirée, et d’un casting sans fausse note, emporté par nos trois héroïnes impeccables jouées par Audrey Fleurot, Camille Lou et Julie de Bona. Diffusion en prime time sur TF1 oblige, la série n’échappe pas à une dramatisation à base d’éléments de soap (morts cachées, raccourcis, personnages tirant vers le manichéen) mais c’est aussi son potentiel de divertissement populaire qui fait qu’elle a réussi à toucher autant de personnes lors de sa diffusion. Et sous le vernis d’une narration classique, les deux scénaristes portent un message féministe fort. Espérons qu’il ne soit pas dilué dans les prochains épisodes, que nous suivrons avec attention.

La mini-série Le Bazar de la charité est diffusée sur TF1 tous les lundis, et à compter du 26 décembre sur Netflix.