Entre handicap et pouvoir, comment Game of Thrones déconstruit le mythe de l’homme tout-puissant

Entre handicap et pouvoir, comment Game of Thrones déconstruit le mythe de l’homme tout-puissant

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Par Mégane Choquet

Publié le

Un élément-clé de la narration

“Les personnages qui deviennent handicapés durant le récit – à la différence de ceux qui, comme Tyrion ou Varys, le sont d’emblée – perdent généralement l’attribut le plus emblématique de leur identité. L’exemple typique, bien sûr, c’est Jaime, qui se définit avant tout comme chevalier (plus encore que comme seigneur, puisqu’il refuse de devenir l’héritier des Lannister pour rester dans la Kingsguard) et qui perd sa main d’épée. Ces handicaps sont des failles, des fissures comme dans un rocher.”

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“Couper la tête de Ned Stark ou la main de Jaime, c’est pareil, c’est une façon de choquer. Cela participe de la nature profonde de la série : ASOIAF fait partie de ce qu’on appelle la ‘gritty fantasy’, une fantasy plus âpre, plus sombre, plus violente, dans laquelle les personnages peuvent mourir, souffrir et être blessés. Cela s’oppose à la fantasy à la Tolkien, dans laquelle les héros sont beaux, courageux et lisses : on imagine mal Legolas défiguré ou Aragorn manchot.”


Si ces diminutions et mutilations, handicapant nos personnages masculins, ont aussi pour but de satisfaire les envies meurtrières des fans et de rendre la série aussi intense en rebondissements, elles sont d’abord le point central de l’histoire de Game of Thrones, selon le doctorant :

“[Elles] reflètent sur le plan physique l’ambiguïté morale de tous les personnages. Jaime, sur le papier, c’est l’équivalent du prince charmant des contes de fées : beau, riche, jeune, célibataire, bon chevalier. Sauf que dans Game of Thrones, il devient incestueux, orgueilleux, régicide, manchot. George R.R. Martin se sert des handicaps, au sens large, pour faire éclater la perfection des héros. C’est, par ailleurs, une façon de coller à l’image que la plupart des gens ont du Moyen-Âge : en anglais, on dit encore les ‘dark ages’, une période violente, dure, sale… Avec tous ces mutilés, ces malades, ces émasculés, George R.R. Martin reprend cette image et contribue à la reforger, évidemment.”

Game of Thrones et la masculinité

“C’est précisément parce qu’ils arrivent à faire de leur handicap une force qu’ils sont des héros. Cela montre leur force d’âme, leur volonté, leur courage. D’ailleurs, l’image de la main coupée, en particulier, se retrouve dans de très nombreuses fictions, depuis l’époque médiévale jusqu’à d’autres œuvres de fantasy, comme Rand dans La Roue du temps, Anakin et Luke Skywalker dans Star Wars ou Rick Grimes dans les comics The Walking Dead. La blessure permet au héros de prouver son identité héroïque, il n’est donc pas un héros malgré son handicap, mais grâce à lui.”

Il apparaît alors logique que l’évolution de Jaime, Bran ou Tyrion soit complètement opposée à celle du jeune Greyjoy. Si Theon n’est pas à proprement parler un héros, il n’en reste, toutefois, pas moins héroïque de survivre malgré les horreurs qu’il a vécues. Et cette nuance apportée par George R.R. Martin dans la notion d’héroïsme, à travers ces personnages masculins complexes et brisés par un handicap, apporte une force incontestable à l’univers de Game of Thrones.

Inspiration historique

“Tyrion est, sans aucun doute, inspiré de Richard III d’Angleterre. On sait que la trame globale du roman reprend celle de la guerre des Deux-Roses, les Lannister jouant le rôle des Lancastre [Lancaster, en anglais]. Or, Richard III était handicapé, lui étant bossu, et Tyrion étant nain. Par ailleurs, Jaime, avec sa main de fer, est une reprise directe de Götz von Berlichingen, un mercenaire allemand du XVIe siècle surnommé Main de fer, parce qu’il s’était fait faire une main de fer… après avoir perdu la sienne.”

“Le personnage le plus représentatif du handicap dans la série, c’est Tyrion. Au départ, on parle beaucoup de son nanisme, il est rejeté par sa famille et ne fait rien de ses journées, et puis il évolue au fil des saisons, prend une importance considérable, tue son père (ce qui est un symbole très fort) pour finir Main de la reine Daenerys Targaryen. Son handicap passe au second plan au profit de sa personnalité, c’est ce qui fait la force de ce personnage et de Game of Thrones.”

Game of Thrones, c’est un monde bien différent du nôtre, je ne sais pas si la série a un impact sur la société, mais elle habitue les gens à voir des handicapés comme des personnes normales. L’intérêt que je vois dans la série, c’est que les héros handicapés ont tous des évolutions intéressantes : leur handicap était mis en avant au début, on se focalisait sur cet élément, et maintenant on le voit moins et c’est surtout leurs personnalités qui ressortent. C’est un bon signe de sensibilisation et d’évolution de la société, de passer outre le simple aspect du handicap. Surtout, ils sont mis sur un pied d’égalité avec les autres personnages valides, ils ne sont pas épargnés par les épreuves.”


Si l’on en croit Florian Besson, la place des handicapés dans la société médiévale est un des thèmes les plus importants et les plus porteurs du moment. Il ajoute qu’“à cet égard, on pourrait, sans aucune exagération, affirmer que Le Trône de fer, [et par extension Game of Thrones], est en avance sur l’historiographie.” Les sociétés médiévales étant considérées pour la plupart comme des sociétés d’exclusion, du bâtard à l’infirme, en passant par le nain ou l’handicapé mental, il est intéressant de voir que Game of Thrones, au contraire, les met en lumière. Même si la série n’est pas réaliste et ne tend pas à l’être, Florian Besson affirme qu’elle se fait l’écho d’un certain nombre de pratiques sociales historiquement attestées, avec notamment les personnages de Tyrion, Jaime, Ser Davos, les Immaculés ou Hodor.
Notre Tyrion national rappelle pourtant que, malgré ce que montre Game of Thrones, il ne faut pas oublier qui l’on est, car les autres se chargeront de vous le rappeler. Ainsi, les personnages portent leur handicap comme une armure pour se protéger des autres. À l’instar de Tyrion qui a “une tendre affection dans [son cœur] pour les infirmes, bâtards et les choses brisées”, comme il le dit si bien à Bran, nous sommes, nous aussi, fortement attachés à ces personnages cassés, maltraités et plus humains qu’il n’y paraît dans un monde moyenâgeux et fantastique où se mêlent dragons et Marcheurs blancs.
L’univers créé par George R.R. Martin met en avant des personnages masculins – encore et toujours considérés comme le sexe fort dans notre société contemporaine –, diminués, brisés, handicapés, émasculés, faisant alors exploser l’image du mâle alpha. Mais dans tous les cas, il faut souffrir pour être un héros, telle est la dure loi dans Game of Thrones.
Florian Besson est professeur doctorant en histoire médiévale à l’université Paris-Sorbonne. Il a coécrit “Les Moyen-Âge de Game of Thrones”, publié dans les Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes, avec Catherine Kikuchi et Cécile Troadec.
Arnaud de Broca est secrétaire général de la FNATH, l’association des accidentés de la vie.