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Girls : avec “American Bitch”, Lena Dunham s’aventure dans les “zones grises” du consentement

Girls : avec “American Bitch”, Lena Dunham s’aventure dans les “zones grises” du consentement

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Par Delphine Rivet

Publié le

On peut reprocher beaucoup de choses à Lena Dunham, mais avec ce nouveau “bottle episode”, la créatrice de Girls pose les questions qui dérangent.

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“Quand on permet aux limites d’êtres floues sans même se rendre compte de ce qui est en train de se produire, c’est une autre forme de douleur et de honte qui vous ronge pour longtemps. On voulait juste explorer cela sous tous les angles.” – Lena Dunham, pour Vulture.

Le poids de l’admiration

Lena Dunham en est coutumière et c’est même un exercice qu’elle maîtrise particulièrement bien. Les “bottle episodes”, ces moments suspendus et indépendants de la narration du reste de la saison, sont parmi les plus réussis de Girls. Que ce soit dans “One Man’s Trash”, où elle nous racontait une mini-romance entre Hannah et un homme plus vieux, riche et très beau, joué par Patrick Wilson, ou “The Panic in Central Park”, dans lequel Marnie faisait un cheminement personnel aussi compliqué que libérateur, Lena Dunham brille dans l’art de la pause, quand elle regarde à la loupe l’une de ses héroïnes.

Dans “American Bitch”, l’épisode 3 de la saison 6, Hannah consent à rencontrer un romancier qu’elle admire énormément, mais qu’elle a vivement critiqué dans un article. Car Chuck Palmer, incarné par le formidable Matthew Rhys, est accusé par plusieurs de ses étudiantes et apprenties écrivaines d’agression sexuelle. Si Hannah a accepté l’invitation de celui qu’elle considère alors comme un potentiel prédateur, c’est précisément parce qu’il l’a choisie elle, parmi tous les autres journalistes qui ont écrit à son sujet. Mais aussi parce qu’elle n’a jamais reculé devant les situations de malaise. Mieux encore, elle les provoque.

Palmer lui relit alors la première phrase de son article : “Si je découvre encore qu’un auteur masculin que j’aime s’avère être un abominable vicelard, je vais commettre des meurtres, créer une nouvelle île de Lesbos et partir sans me retourner.” D’emblée, le rapport de force entre les deux n’est pas équilibré. Hannah est dans une position de soumission, écoutant laborieusement la leçon de son professeur. Elle reçoit les critiques sans broncher : “Cette phrase est drôle. Mais tu devrais garder cet humour pour des choses qui comptent vraiment.”

Passif agressif, il la complimente pour l’infantiliser aussitôt dans la foulée. Il la rabaisse en arguant que son sujet n’est pas assez important. La voilà toute petite, recroquevillée sur le canapé, et la caméra nous la montre entourée d’une imposante bibliothèque. Symboliquement, elle est écrasée, surplombée et dominée par le savoir et l’égo de cet homme.

À plusieurs reprises, Hannah manifestera son admiration pour l’œuvre de Chuck Palmer. On imagine alors la difficulté qu’elle doit rencontrer pour s’opposer à l’une de ses idoles, sur quelque chose d’aussi fondamental que le consentement. Ce qu’elle ignore, c’est que dès l’instant où elle a accepté son invitation, elle est tombée dans le même piège que les étudiantes dont elle a relayé le témoignage. Il sait pertinemment l’effet qu’il a sur elle, et il va en jouer jusqu’au bout. Après l’avoir infantilisée, il va l’entraîner sur un terrain plus personnel et dégaine l’argument ultime : “Ça va blesser ma fille.”

Palmer, après avoir joué les pères inquiets, va chercher à se faire plaindre davantage. Une tactique assez classique, qui consiste à faire basculer la perception de la réalité, et où l’accusé tente de se faire passer pour la “vraie” victime de l’histoire. “Pourquoi suis-je puni ?, demande-t-il. Je suis un putain de libidineux avec le self-control d’un bébé.” Des arguments qui ont bien été intégrés dans une société comme la nôtre, où la culture du viol fait des ravages. Cette même culture qui nous dit que, pour ne pas se faire agresser sexuellement, c’est aux femmes d’adapter leur comportement. Parce que les hommes, eux, ne sont que des victimes de leurs pulsions.

Hannah fait preuve d’une rare maturité face à lui. Quand il prétend que les filles se ruent à ses pieds et le suivent dans des chambres d’hôtel parce qu’elles veulent “une histoire à raconter” puisque ce sont des auteures en quête d’expériences, elle le contredit immédiatement. Nous sommes désormais passés de l’imposant salon à la cuisine, un lieu plus intime, plus simple. Le rapport de force commence à légèrement pencher en la faveur de la jeune femme, désormais debout :

“Vous avez tout faux. Ce n’est pas parce qu’elle veut une histoire. C’est parce qu’elle veut sentir qu’elle existe.”

Hannah a compris qu’un homme comme lui avait un ascendant incroyable sur les filles comme elle. Il a littéralement le pouvoir de les faire se sentir en vie. C’est ce statut de demi-dieu, dont Chuck Palmer a visiblement abusé, qui va brouiller les cartes. Est-on vraiment libre de ses choix quand on est sous l’emprise d’un homme comme lui ? Hannah va en faire l’amère expérience.

Laisser le doute s’immiscer

C’est dans ces “grey areas”, ces “zones grises”, que Lena Dunham va s’aventurer dans cet épisode. En posant les questions qui dérangent, en anticipant les éventuelles critiques de son raisonnement, elle permet aussi un vrai dialogue. Sa démonstration n’en est que plus captivante. Parce qu’Hannah est forcément prédisposée à donner plus de crédit à la parole des victimes qu’à celle de l’agresseur présumé, elle va bien devoir entendre un argument qui la mettra dans l’embarras.

Quid de la présomption d’innocence ? Pourquoi croirait-elle davantage ces filles, qu’elle n’a même pas rencontrées ? En réalité, elle va surtout démontrer que ces “zones grises” le sont toujours pour l’agresseur, mais rarement pour les victimes. Ici, c’est Palmer qui est confus sur la notion de consentement :

“Comment peut-on faire une pipe à quelqu’un sans y consentir ?”

En fait, il démontre – en particulier dans la scène du lit où il sort son sexe et le colle sur la cuisse d’Hannah – que l’on n’a pas besoin d’user de la force physique pour être un agresseur sexuel. Il choisit simplement d’ignorer que son influence, son charisme, sa renommée, puisse agir comme une puissance coercitive.

Le problème, c’est que ce flou sémantique est une façon d’expliquer que le consentement n’est jamais acquis d’avance, mais aussi un moyen pour Chuck Palmer de se défendre. Selon lui, si la frontière est trouble entre un acte consenti et une agression, on peut lui faire dire ce qu’on veut. “J’en ai tellement marre de ces zones grises”, lui répond Hannah, qui n’est pas dupe. Elles sont une façon pour les agresseurs de se dédouaner.

Pour que le propos fasse mouche, Lena Dunham ne pouvait pas nous offrir un combat inégal, avec une Hannah qui aurait tous les arguments, et en face un homme contrit, ou qui afficherait au contraire un mépris total pour ses victimes. Non, il fallait nous faire douter. Il fallait que les forces en présence soient suffisamment équilibrées pour qu’il y ait un véritable débat. La conclusion et la démonstration toutes entières n’en seront alors que plus efficaces.

L’action se déplace dans la chambre. Ils parlent de livres maintenant. Elle admire un exemplaire dédicacé de Philip Roth, pendant qu’il s’allonge sur le lit et lui demande de venir près de lui. Elle étreint le roman dont il vient de lui faire cadeau, avant de se résigner à le rejoindre. Pourtant, en serrant son bouquin, elle nous informe de son dilemme intérieur : elle sait qu’il est problématique et que sa demande est déplacée, mais il a cherché à la connaître (contrairement aux autres avant elle, comme il le lui a confié plus tôt), il l’a valorisée.

Hannah a souvent considéré le sexe comme une monnaie d’échange relativement ordinaire, comme lorsqu’elle “remerciait” Ray en lui taillant une pipe en saison 5. Il sort son pénis, se colle à elle. Presque par réflexe, elle s’en saisit, et quasi-immédiatement, réalise l’incongruité, sinon l’horreur, de la situation. Et à cet instant, elle sait qu’elle a été amadouée dans ce but. Techniquement, elle n’a pas dit non, elle est en plein dans cette zone grise dont il parlait. Mais il l’a conditionnée à n’offrir aucune résistance, par révérence envers lui.

Si des doutes persistaient après ce travail de déconstruction méthodique, c’est à ce moment précis qu’ils se dissipent pour de bon : oui, cet homme aime s’exposer devant des femmes qui n’ont rien demandé, et il en retire une certaine fierté, à en juger par son sourire carnassier. À sa sortie de chez Chuck Palmer, Hannah se retrouve à marcher à contre-courant d’une dizaine de femmes qui s’engouffrent toutes dans l’immeuble du romancier. Tout un symbole.

Lena Dunham, féministe imparfaite

Lena Dunham interroge non seulement la notion de témoignage – la voix de la victime présumée face à celle de son agresseur présumé –, mais aussi le statut de privilège et d’impunité. Ce dernier se manifeste régulièrement dans les médias, de Donald Trump à Louis C.K. en passant par les récentes accusations envers Casey Affleck, qui n’ont pas porté d’ombre sur son Golden Globe ou son Oscar. Elle interroge également l’influence. Est-ce que consentir sous l’emprise psychologique de quelqu’un, c’est toujours consentir ? Est-ce que l’admiration ou le besoin de validation que l’on éprouve pour quelqu’un en situation de pouvoir, peut conduire à se “laisser faire” ?

L’argumentation de Chuck Palmer soulève des points valides, et à mesure que l’épisode avance, on se prend à douter et à croire que cet homme paye certes son arrogance, mais qu’il n’est peut-être pas coupable. Il la flatte sur son intelligence, son humour, la rassure en lui disant : “T’es une écrivaine, putain !”, ce qu’une fille comme Hannah a vraisemblablement besoin d’entendre de la part de quelqu’un qu’elle respecte. Elle ne se cache d’ailleurs pas d’aimer des auteurs problématiques, comme Philip Roth. Ce que l’esprit dérangé de Chuck Palmer a peut-être pris pour des avances.

“Je sais que je ne suis pas supposée l’aimer, parce que c’est un misogyne qui rabaisse les femmes, mais je ne peux pas m’en empêcher de putain d’adorer son écriture !”

Lena Dunham est aujourd’hui l’une des figures du “white feminism” et elle est souvent critiquée pour ses positions non inclusives, son casting qui lave plus blanc que blanc et ses nombreuses bourdes. Elle revendique ici son droit à l’erreur, à se contredire et à ne pas être une féministe parfaite. Une chose qu’on lui reproche régulièrement et qui la hante suffisamment pour consacrer tout un épisode à ses convictions, à ses questionnements et à ses paradoxes.

Lorsqu’elle est dans la position de l’auteure, Lena Dunham est brillante. Dans celle de l’interviewée, nettement moins. Dans un récent entretien pour Vulture au sujet de ce même épisode, elle a à nouveau une parole malheureuse en parlant de la scène du lit : “Matthew Rhys est tellement sexy que c’est perturbant. Parce que vous êtes là : ‘Est-ce que j’avais envie qu’il me montre sa bite ?’ Il est si charmant dans la vraie vie que oui, assurément, vous voulez qu’il vous montre sa bite.”

Et c’est là que Lena Dunham redevient problématique. Après avoir tellement bien déconstruit la question, elle insinue dans cette interview que, finalement, ce qui sépare l’incident d’une agression sexuelle, c’est le fait que le responsable soit sexy. Même si elle parle de l’acteur (qui a d’ailleurs utilisé une prothèse pour les besoins de la scène), elle ne semble pas dissocier une situation de réelle détresse d’un contexte encadré, répété et “safe”.

Elle l’a déjà prouvé dans son livre Not that kind of girl, dans lequel elle racontait avoir été violée, mais admettait aussi sans sourciller avoir imposé des attouchements sexuels à sa petite sœur, par “jeu”, par “curiosité”. Lena Dunham a des choses à dire, mais également à apprendre, sur le consentement.

Sortie de sa bulle, d’un contexte qui la force à réfléchir, à creuser, à prendre le temps, on retrouve une jeune femme sans filtre et sans recul qui dit tout ce qui lui passe par la tête. Un véritable exercice de dissociation s’impose alors aux critiques et autres observateurs : il y a la Lena qui écrit, et la Lena qui parle, et souvent, la seconde tend à étouffer l’impact de la première. Mais cet épisode magistral démontre que la showrunneuse de Girls peut opérer une véritable réflexion sur elle-même et atomiser au passage l’excuse des “zones grises”.