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Comment Ryan Murphy a révolutionné le monde des séries avec American Horror Story

Comment Ryan Murphy a révolutionné le monde des séries avec American Horror Story

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Par Delphine Rivet

Publié le

Ce sont des contraintes, et une bonne dose de névroses, qui ont conduit le showrunner Ryan Murphy à créer American Horror Story. Et l’air de rien, cette série a opéré une véritable révolution dans le paysage télévisuel.

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“Time is a flat circle” nous disait Rust Cohle dans l’une de ses divagations de la saison 1 de True Detective. La télévision aussi. Tout n’est que répétition et les séries n’échappent pas à cette règle. En 2011, c’est dans un de ces vieux pots que Ryan Murphy nous servira sa meilleure soupe. Non content de ressusciter un format disparu comme l’anthologie, le papa d’American Horror Story et Scream Queens a aussi réhabilité un genre que l’on a longtemps cru trop choquant ou inapproprié pour la télé : l’horreur.

L’anthologie selon Murphy

Dans les années 50, alors que la télévision américaine connaissait son premier âge d’or, un format en particulier a prospéré : l’anthologie. Les plus vieux s’en souviennent, ce format proposait des histoires différentes à chaque épisode, à la Alfred Hitchcock Presents ou La Quatrième Dimension… Les séries se distinguaient alors du traditionnel feuilletonnant pour se réinventer toutes les semaines.

Des décennies plus tard, en pleine ère de la Peak TV et sa surabondance de choix, les anthologies ont effectué un retour inattendu tout en bousculant les codes de leur narration. Qu’est-ce que cette mutation a impliqué en termes d’écriture, de production, d’engagement émotionnel ou d’expérience de visionnage ?

Comme lors de leur première vague, les anthologies sont à l’image des exigences toutes contemporaines des téléspectateurs et de leurs habitudes de consommation. Elles proposent, non plus des épisodes indépendants qui surprennent à chaque fois, mais des saisons indépendantes. Une mutation qui répond aux attentes d’un public adepte du binge-watching et d’histoires feuilletonnantes, tout en suscitant l’excitation et l’anticipation de la nouveauté.

En 2011, Ryan Murphy et son binôme Brad Falchuk lancent American Horror Story, une série horrifique anthologique. À ses débuts, le public était loin de comprendre exactement ce que cela signifiait.

D’autant que deux mois après, une petite anglaise du nom de Black Mirror s’attaquait à son tour à ce format, à un détail prêt : elle était révolutionnaire dans le fond (des contes ultra visionnaires et anxiogènes sur les moyens de communication), mais pas dans la forme (la bonne vieille recette avec des épisodes indépendants). La confusion était totale.

La saison 1 d’American Horror Story sera un succès sur FX et le phénomène ne fera qu’amplifier. C’est seulement quand la saison 2 est arrivée que l’on a pu saisir les répercussions de ce parti pris formel. Ryan Murphy, qui aime s’entourer de ses muses, conservait peu ou prou ses têtes d’affiches, mais redistribuait les cartes avec Asylum. Changement de décors, nouveaux personnages et toute une flopée de thèmes et de références au cinéma et à la littérature de genre.

Devant l’engouement pour ce format, l’anthologie selon Murphy a fait des petits. Dans la foulée, les Fargo sur FX, True Detective sur HBO et autre American Crime sur ABC sont venues s’y frotter. Chez les networks, chaînes câblées ou service de streaming, tout le monde veut sa série qui s’auto-reboote tous les ans : ABC a commandé le drama judiciaire The Jury, qui proposera une affaire différente à chaque saison, ou The Terror, qui mêlera réalité historique et fantastique, en projet chez AMC.

L’avantage est en effet double pour les chaînes qui se lancent : le téléspectateur est sans cesse surpris (en bien ou en mal, comme l’a démontré la saison 2 de True Detective) et les acteurs, parfois réticents à s’engager sur le long terme, notamment ceux venant du cinéma, sont rassurés de n’avoir un fil à la patte que pour quelques épisodes. Les productions gagnent dès lors en prestige si elles arrivent à avoir une ou plusieurs stars.

Le comble, c’est que dans les mois à venir, la majorité des séries d’anthologies en diffusion seront des créations de Ryan Murphy : American Horror Story, Scream Queens, American Crime Story et Feud, la prochaine en préparation.

Le pari fou d’American Horror Story

C’est d’abord un amour de Murphy pour les mini-séries qui l’a conduit à écrire des saisons bouclées, avec une histoire à chaque fois. Il a grandi dans les années 70, devant des productions prestigieuses telles que Roots ou The Winds of War :

“Je faisais des soirées plateau-télé étant gamin, on regardait les mini-séries. J’adorais ça, vraiment. Je trouvais ça très excitant, comme si les stars de ciné venaient à la télé, c’était comme une décharge d’adrénaline” confiait-il dans Vulture.

C’est donc tout naturellement que Murphy est venu à l’anthologie qui, finalement, n’est rien d’autre qu’une suite de mini-séries. Le concept de série qui s’auto-reboote tous les ans n’est pas né d’un désir très narcissique de Murphy de réinventer ce médium.

D’ailleurs, quand Brad Falchuk et lui se sont lancés dans l’esquisse du show, ils l’ont approché comme un drama traditionnel (mais à leur sauce, terrifiante et dérangée, évidemment). Mais à mesure qu’ils avançaient dans l’écriture du pilote, les deux scénaristes ont constaté que peut-être, leur pilote allait trop vite en besogne : il fallait lever le pied ou, encore mieux, consacrer plus d’épisodes et faire tenir cette histoire dans une saison complète. Et la lumière fut.

“Ryan ne cesse de réinventer la télé” John Landgraf, PDG de FX Networks dans Variety

Quand ils ont pitché leur idée à Dana Walden et John Landgraf, les pontes de la chaîne FX n’ont pas dit non, mais l’emballement n’était clairement pas immédiat. En cause, des questions budgétaires :

“La première chose que John m’a dite, c’était ‘Attends, tu veux dire qu’à la fin de chaque saison on va devoir démolir et reconstruire de nouveaux décors ?’. Et je lui ai répondu ‘Oui, on va y foutre le feu et tout recommencer à zéro’” (Vulture)

Jessica Lange, la muse
Jessica Lange, la muse

Le coût de production, c’est l’une des raisons qui ont causé la quasi disparition des mini-séries à la fin des années 90. Le coup de génie de Murphy, s’est d’avoir imaginé une certaine continuité, notamment dans le casting principal, qui pouvait ainsi revenir d’année en année s’il le souhaitait, dans des rôles très différents. Jessica Lange, Sarah Paulson, Emma Roberts, Kathy Bates, Lady Gaga… Ryan Murphy avait trouvé ses muses.

“C’est une chose avec laquelle j’ai grandi, comme le faisaient certains réalisateurs tels Robert Altman ou Orson Welles” raconte le showrunner, toujours dans Vulture. “C’est une sorte d’approche cinématographique que j’aimais beaucoup. J’ai toujours adoré déceler la complicité qui peut exister entre un acteur et un auteur”.

Une flexibilité qui a immédiatement séduit Jessica Lange au moment de s’engager sur American Horror Story. Pour la convaincre, Ryan Murphy lui a d’abord proposé un contrat pour une seule et unique saison :

“Je n’allais pas laisser quelqu’un comme elle signer pour sept saisons d’une série. Sûrement pas. Donc quand il a fallu l’amadouer, je me souviens lui avoir dit : ‘Ne t’en fais pas, si tu n’aimes pas ça après un an, je te tuerai’. Elle m’a pris au mot. Elle ne voulait pas s’engager sur le long terme et jouer le même personnage encore et encore”.

Finalement, Jessica Lange est restée durant cinq saisons et a interprété cinq héroïnes différentes.

Façonner les genres à son image

Avec Nip/Tuck, Ryan Murphy exposait toute la laideur de la quête de beauté permanente avec une audace et une attitude trash encore jamais vues à la télé, et au passage, mettait une bonne paire de baffes aux séries médicales très codifiées.

Avec Glee, il a écrit une ode à la différence, et a accessoirement relancé les comédies musicales et indirectement redonné un coup de boost aux cours de chants. American Horror Story, quant à elle, a redéfini l’anthologie moderne et pavé la route pour toute une vague de séries du genre.

Scream Queens, la petite dernière, est à l’image de son créateur : derrière sa légèreté, ses divas délicieusement bitch et ses références pop à gogo se cache, toujours, une envie de choquer (même en se marrant) et de pervertir le spectateur devenu voyeur. Une constante chez le scénariste. Et ces deux dernières sont, plus encore que ses autres créations, des manifestations criantes des névroses et obsessions de Ryan Murphy.

À travers ces deux séries, il explore un genre dans ses grandes largeurs : le “thriller psycho-sexuel” d’un côté avec American Horror Story, la “comédie d’horreur” de l’autre avec Scream Queens, le tout sous un parfum de scandale.

“Avec Scream Queens, nous espérons créer un tout nouveau genre, la comédie d’horreur, et l’idée, pour chaque saison, serait de se concentrer sur deux héroïnes” déclarait Murphy au moment d’inaugurer sa nouvelle série, oubliant au passage que le slasher teinté d’humour est un genre qui existe déjà.

Il pousse l’effronterie jusqu’à s’inspirer, pour le titre de sa série, du nom d’une des plus célèbres franchises du genre : Scream. Mais force est de constater que Ian Brennan, Brad Falchuk et Ryan Murphy ont fait de Scream Queens leur chose, et une créature qui possède définitivement l’ADN de ce dernier.

Mais là encore, à l’approche de la saison 2, on a l’impression que Ryan Murphy fait un peu ce qu’il veut et que les standards télévisuels sont un carcan trop étroit pour son imaginaire (et ses changements d’humeur). Ces nouveaux épisodes ont tout l’air d’être une suite des précédents, avec les mêmes personnages, simplement déplacés dans un décor différent. La définition même de l’anthologie vole en éclats.

Avec American Horror Story, qui ferait un excellent sujet de psychanalyse, les emprunts au genre — et de toutes parts, que ce soit au cinéma, à la la littérature ou à internet et ses “creepy pastas” — sont non seulement assumés, mais leur mauvais goût est glorifié. La série transpire le glamour kitsch, la sophistication trash, le baroque SM, la grâce de la monstruosité.

Les Emmys l’ont déjà nommée 17 fois… En partie grâce à sa classification dans la catégorie “mini-série”, qui ne l’a pas mise en concurrence avec d’autres dramas moins sulfureux.

Le public est aux abois à chaque nouvelle saison, attendant le moindre indice sur le thème de celle-ci, réclamant sa dose de malaise. On regarde American Horror Story comme un exutoire, on teste ses limites face au gore, au pervers, et l’on culpabilise, pendant un court instant, d’aimer autant cette orgie visuelle aussi esthétisante que repoussante.

La saison 1, Murder House, revisitait les classiques de la maison hantée comme Amityville ou Poltergeist. La saison 2, Asylum, piochait dans L’Exorciste, Carrie ou encore Frances (dans lequel Jessica Lange incarnait justement une femme envoyée en hôpital psychiatrique après une dépression).

La troisième, Coven, empruntait à Suspiria. Freakshow, la quatrième, rendait hommage à Freaks, le film de Tod Browning. Et enfin la cinquième, Hotel, brassait des références allant de Nosferatu à The Shining. La sixième, dont on connaît enfin le thème et le nom, My Roanoke Nightmare, se dévoile à peine mais ne devrait pas déroger à la règle.

Au-delà des références, c’est un genre tout entier que Ryan Murphy a cannibalisé, ouvrant la voie pour d’autres, plus traditionnelles ou, du moins, ne reposant pas autant sur le facteur choc. Sans American Horror Story, reine incontestée de la peur sur petit écran, il n’y aurait probablement jamais eu de Bates Motel, Hannibal, Salem ou Penny Dreadful.