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L’envoûtante Sharp Objects ou le portrait, au scalpel, de la violence au féminin

L’envoûtante Sharp Objects ou le portrait, au scalpel, de la violence au féminin

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Par Delphine Rivet

Publié le

Diffusée chaque lundi sur OCS City, la mini-série en huit épisodes Sharp Objects, portée par Amy Adams, s’avère aussi fascinante qu’éprouvante à regarder.

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Ne la comparez pas à True Detective. Sharp Objects, nouvelle série de Marti Noxon (UnREAL, Dietland) et adaptée du premier roman de Gillian Flynn (Gone Girl) n’a rien à lui envier, même si les deux thrillers psychologiques partagent un goût pour les âmes torturées et les petits bleds du fin fond des États-Unis.

“J’adore le côté sudiste de True Detective, et ces qualités cinématographiques… Mais c’est une série très masculine. Et l’une des choses dont je suis la plus fière concernant mon travail, et encore plus dans le cas de Sharp Objects, c’est la façon dont nous tous, y compris Jean-Marc, avons apporté une qualité très féminine à tout ça”, nous confiait sa showrunneuse.

Cet homme, dont elle vante les mérites à longueur d’interviews et qu’elle a laissé entrer dans cet univers si féminin, c’est Jean-Marc Vallée. Le réalisateur de la saison 1 de Big Little Lies a transposé à l’image la vision de ces deux autrices, Gillian Flynn et Marti Noxon, pour un résultat visuellement enivrant. Poisseuse, suffocante, avec ce charme pervers des mystères en huis clos, la série en huit épisodes, dont nous avons pu voir les deux premiers, colle à la peau.

Camille Preaker (Amy Adams), journaliste basée à Saint-Louis, sort tout juste d’un séjour en hôpital psychiatrique. Envoyée pour enquêter sur le meurtre d’une jeune fille, et la disparition d’une autre, dans sa ville natale de Wind Gap dans le Missouri, notre héroïne sait qu’elle se jette à nouveau dans la gueule du loup. C’est là, dans ce petit patelin où le temps semble s’être arrêté, qu’elle a laissé certains de ses démons du passé. Elle accepte pourtant sa mission, alors que sa santé mentale est toujours fragile.

Souffrir est une seconde nature pour Camille. Elle boit beaucoup, se taille la chair, pour s’anesthésier ou reprendre le contrôle, selon sa détresse. Sa mère, Adora (Patricia Clarkson), figure de la royauté locale, est aussi accueillante en apparence qu’elle est toxique en privé. Son autre fille, Amma (Eliza Scanlen), demi-sœur de Camille, est en train de prendre le même pli.

Au-delà de l’enquête, le plus fascinant dans Sharp Objects, c’est d’observer cette héroïne (qui n’a d’héroïne que le nom), masochiste à vif, retourner dans ce foyer qui a vu naître bon nombre de ses traumas. La galerie de personnages, servie par des actrices au sommet de leur art (même l’inexpérimentée Eliza Scanlen, 19 ans, est impeccable de justesse), est l’attraction principale de la bourgade.

Le livre de Gillian Flynn, écrit il y a plus de dix ans, est devenu une série aussi pertinente dans le fond que dérangeante dans la forme. On ne quitte pas Wind Gap indemne. Il faut imaginer que la série est construite selon des cercles concentriques, comme aime le rappeler Gillian Flynn, que nous avons pu rencontrer. De l’intérieur vers l’extérieur, ou l’inverse. On y fait des allers et retours entre microcosme et macrocosme, de la douleur intime qu’on s’inflige, à la vindicte populaire de toute une ville. Et au cœur de ce labyrinthe, un sujet qui obsède l’autrice : la violence des femmes envers elles-mêmes ou envers d’autres femmes.

“J’ai écrit Sharp Objects il y a des années. Il me semblait qu’il y avait 8 milliards d’histoires sur des hommes et la violence qu’ils s’infligent les uns les autres, génération après génération, ou à eux-mêmes, et ce que cette violence signifie… On était alors en 2005, et l’équivalent n’existait pas pour les femmes.”

Le fait de porter ce regard sans concession sur les femmes n’est pas anodin. C’est même un parti pris audacieux à une époque où, pour se racheter de les avoir soigneusement ignorées jusqu’à présent, Hollywood verse dans l’excès inverse et glorifie, non sans une certaine hypocrisie, le genre féminin.

“Quand j’essayais de trouver un éditeur pour mon roman, personne n’en voulait. On me disait que les hommes ne voulaient pas lire de livres sur des femmes, et les femmes ne voulaient pas lire de livres sur des femmes qu’elles ne peuvent pas soutenir, qui ne sont ni bonnes, ni héroïques, qui n’ont pas de happy ending. C’était il y a dix ans. Je pense que ça a changé, que cet état d’esprit a presque disparu.”

Marti Noxon, la showrunneuse, aurait pu saisir l’occasion pour imaginer ou transposer pour la télé des personnages féminins positifs, inspirants, qui prennent le pouvoir… Elle a choisi d’adapter Dietland, avec son héroïne obèse et son groupe de féministes terroristes, et Sharp Objects qui, plutôt que de l’ignorer, fonde tout son récit sur la cruauté et la toxicité de ses protagonistes, ces reines des sentiments barbares.

“Je situe toutes mes histoires dans des petites villes. Je ne suis pas intéressée par les récits de serial killers. Je les lis, mais je n’aime pas écrire dessus. Ce qui m’intéresse, ce sont les familles. Je me dis toujours : ‘Si tu veux partir sur un crime, commence par la famille’. On part du microcosme pour élargir ensuite le spectre. Pour parler de la violence, je m’intéresse donc à la violence dans cette petite ville, dans cette famille où trois générations vivent sous le même toit. […] J’aimais cette idée que Camille n’avait jamais dépassé la réputation qu’elle s’était faite dans cette ville. Ça laisse des séquelles de ne pas pouvoir tourner la page sur ce qui nous est arrivé ou ce qu’on a fait.”

La mise en scène de Jean-Marc Vallée provoque une forme d’attraction-répulsion chez celui ou celle qui observe, même si certains artifices surchargent parfois le récit. Les images subliminales utilisées dans la série, qui bousculent notre perception du temps et de l’espace, et dont on se demande s’il s’agit de la réalité, d’un souvenir ou d’une hallucination, sont autant de parasites se nourrissant des souffrances de Camille. Ce lent (parfois un peu trop) voyage dans la psyché torturée de ces femmes n’est pas une virée exploratoire de la part de l’autrice. Gillian Flynn, en terrain connu, y examine en fait ces propres traumatismes… et les nôtres.

“Camille, je la connais. Elle est comme moi. Je ne m’automutile pas, mais j’ai aussi une vraie propension à l’autodestruction. Je l’ai toujours eue, et je crois que je partage ça avec beaucoup d’autres femmes. On est nombreuses à s’infliger ça, ou à avoir des désirs d’auto-annihilation, des pensées suicidaires. À un moment, Camille dit quelque chose du genre : ‘Ce n’est pas que je ne veux plus exister, c’est que j’aimerais n’avoir jamais existé.’

Et ça, c’est ce que j’ai ressenti pendant longtemps. Pourtant, je viens d’une famille très aimante, je suis très proche de ma mère. J’avais juste d’autres problèmes. J’ai déversé beaucoup de mes angoisses dans ce personnage. Je suis chanceuse qu’Amy [Adams] ait les épaules suffisamment solides pour supporter ça.”

Tout, dans cette série, conspire à faire de nous des voyeurs horrifiés et fascinés à la fois par cette violence, et la capacité qu’ont ces femmes, en dépit de liens très forts, à se détruire mutuellement. Le mystère, le meurtre, la disparition… Tout ça n’est finalement qu’un prétexte pour attirer le chaland. Le grand mérite de Sharp Objects, c’est de nous convaincre de suivre Camille, Adora et Amma, des femmes difficiles à aimer, tout au fond du trou. Et la chute est vertigineuse.