Il faut qu’on parle de Siempre Bruja, la nouvelle série de sorcières de Netflix

Il faut qu’on parle de Siempre Bruja, la nouvelle série de sorcières de Netflix

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Par Marion Olité

Publié le

Une série cool en théorie, problématique en pratique.

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De Ma sorcière bien-aimée à American Horror Story, la sorcière dans les séries a accompagné l’émancipation des femmes. Le mouvement #MeToo, lancé en octobre 2017, a entraîné un renouveau de cette figure issue de mythes, tantôt honnie tantôt glorifiée, à l’histoire si particulière. Les Nouvelles Aventures de Sabrina, A Discovery of Witches, le reboot de Charmed, la dernière saison d’American Horror Story… Ces séries ont réactivé l’intérêt porté à ces femmes dotées de pouvoirs surnaturels. Avec un twist par rapport aux représentations précédentes. En 2019, les concepts d’intersectionnalité et de white privilege commencent (enfin) à infuser dans les esprits des scénaristes. Aux sorcières blanches des années 1990 succèdent les sœurs latinx du reboot de Charmed. On se rend compte que la sorcellerie ne raconte pas la même histoire, si on prend un point de vue occidental, africain ou latino-américain. Mais jusqu’ici, c’est le premier qui a prévalu.

Dans ce contexte, voir débarquer début février sur Netflix Siempre Bruja (Éternelle sorcière), série centrée sur un personnage de sorcière afro-colombienne avait de quoi susciter l’enthousiasme. Très librement inspirée du roman d’Isidora Chacón, Yo, Bruja (Alianza editorial), créée par Ana María Parra, elle suit les aventures d’une jeune esclave, née au XVIIe siècle. Accusée de sorcellerie, Carmen (Angely Gaviria) est sur le point d’être brûlée vive sur le bûcher. Grâce à un sort, elle réussit à échapper aux flammes, à voyager dans le temps et se retrouve au même endroit, à Carthagène des Indes, en Colombie, quatre siècles plus tard. Plongée dans notre époque ultraconnectée, la jeune femme de 19 ans va devoir apprendre les codes sociaux de la vie moderne, tout en tentant de revenir à son siècle d’origine, car elle veut à tout prix y sauver son grand amour, Cristóbal (Lenard Vanderaa). Ce dernier est le fils du maître qui a acheté la famille de Carmen…

De mémoire de sériephile occidentale, c’est la première fois dans l’histoire des séries qu’une sorcière racisée tient un rôle principal. Carmen n’est pas une sidekick ou la méchante sorcière (vaudoue dans AHS, mean girl dans Sabrina) qui ne sert en réalité qu’à faire avancer l’héroïne blanche dans son histoire. Elle a des cheveux afro, est de tous les plans, et la série débute à une époque où elle est réduite en esclavage. Au passage, on évite certains stéréotypes, comme celui de la “femme noire en colère” (“angry black woman”) qui a tendance à représenter les femmes noires comme agressives, au comportement de diva, over-the-top.

La bonne excuse de l’amour

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Alors pourquoi ces polémiques autour de Siempre Bruja, série divertissante et rafraîchissante, pour peu qu’on accepte sans juger le mélange des genres fantastiques et de la telenovela ? Première erreur assez tragique en 2019 : créer un personnage de sorcière, figure de l’émancipation féminine par excellence, qui ne cherche qu’une chose, retourner à une époque, au XVIIe siècle donc, où l’Église brûlait des femmes à tour de bras pour la seule raison qu’elles étaient des femmes (rappelons-le), le tout par amour… pour un homme. Blanc. Qui a insisté auprès de son père, esclavagiste, pour qu’il achète Carmen, qu’il a trouvée bien jolie… HUM.

Il y avait forcément mieux à faire avec un pitch pareil qu’imaginer une situation romantique entre une femme noire réduite en esclavage et le fils de son maître blanc. Il s’agit d’une situation de domination, qu’il est au minimum très très maladroit de tenter de glamouriser. Les spectatrices sur Twitter, en particulier les femmes racisées, ne s’y sont pas trompées. On veut nous faire croire ici que le sentiment amoureux naît de façon déconnectée du contexte social et politique d’une époque. Rien n’est plus fort que l’amouuuuuurrr ! C’est ne pas comprendre à quel point on a utilisé ce beau concept pour que les femmes restent à leur place dans la société. Et à quel point imaginer en 2019 une histoire d’amour entre une femme noire et le fils de son maître – il est donc lui aussi son maître, si papa meurt il hérite de tout le domaine et de ses esclaves – participe d’une perpétuation des tropes racistes.

On sent que la série tente de s’excuser auprès de son public blanc d’avoir opté pour une héroïne afro-colombienne. Les deux love interests de Carmen – Esteban en 2019 et Cristóbal en 1646 – sont plus vieux qu’elle, blancs et socialement plus élevés dans la société. L’un est professeur dans une université, l’autre héritier d’une riche famille esclavagiste. Et puis le personnage de Carmen, censé être une sorcière super puissante, qui détient donc le savoir, tombe dans le trope born sexy yesterday”. C’est-à-dire qu’en débarquant en 2019, une société dont elle ne connaît pas la technologie, la voilà toute déboussolée à la vision d’un écran télé ou d’une voiture. Rappelons qu’elle sait jeter des sorts magiques !

Paumée, innocente, adorable, souriante… Elle va se retrouver rapidement protégée par Esteban et un autre homme blanc, Johnny Ki (Dylan Fuentes) qui devient une sorte de BFF, un peu boulet. Il crée en effet plus de dégâts qu’autre chose – dans l’épisode 4, il efface par mégarde la mémoire de Carmen – en tentant de l’aider à sa manière (et sans son consentement, bien sûr).

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Le quatrième homme blanc important dans la vie de Carmen, c’est Aldemar (Luis Fernando Hoyos), puissant sorcier censé l’aider à revenir en 1646 pour sauver son grand amour. Vous trouvez que ça commence à faire beaucoup d’hommes – blancs, oui, répétons-le parce que c’est la vérité – autour de Carmen ? Moi aussi, d’autant que les autres personnages féminins tiennent pour le coup des rôles assez secondaires : il y a les bonnes copines sexy, la femme mature qui va donner à Carmen un toit et un travail, une sorcière blanche qui devait l’aider dans sa quête et disparaît dès le premier épisode…

Malgré tous ces gros bémols, tout n’est pas à jeter dans Siempre Bruja et c’est bien cela qui fait mal. Carmen s’interroge sur son identité, notamment dans cette scène où elle fait face à un miroir qui présente différentes versions d’elle-même. La sorcière – un peu trop docile certes – sauve la vie d’Esteban sur le point de se noyer. Au détour d’une scène dans un quartier catholique très croyant, on s’attarde sur des statues d’une madone noire. Certains personnages en background, comme ce chef chaman de la communauté indigène colombienne, présent dans l’épisode 4, apportent une richesse culturelle intéressante, même si trop peu exploitée. Des détails certes, que l’on aurait voulu voir davantage creusés, mais que l’on ne risque pas de distinguer en regardant, au hasard, une série française.

Le show brasse des thématiques aussi variées que le revenge porn ou la protection de l’environnement, mais il se perd et part dans tous les sens en voulant contenter tout le monde. Et surtout les personnes blanches. Siempre Bruja a été écrite par deux personnes, Ana Maria Parra et Diego Vivanco, qui ne sont pas afro-descendantes. Et rien ne dit qu’elles se sont entourées de scénaristes qui l’étaient. Ceci pourrait expliquer cela.

La première saison de Siempre Bruja, composée de dix épisodes, est disponible sur Netflix.