Crystal Moselle empouvoire les jeunes skateuses dans l’inspirante Betty

Crystal Moselle empouvoire les jeunes skateuses dans l’inspirante Betty

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Par Marion Olité

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Une plongée lumineuse dans le skate au féminin.

Deux ans après la sortie de Skate Kitchen, film indé remarqué à Sundance, qui racontait le quotidien de jeunes skateuses à New York, Crystal Moselle propose une sorte de reboot sur HBO avec la série Betty, qui a débuté sur HBO (et OCS chez nous) le 1er mai dernier.

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Dans la lignée du film, qui suivait ces cool kids stylées dans leurs tribulations urbaines, leurs premiers amours et amitiés, la cinéaste a refait appel aux mêmes skateuses et actrices non-professionnelles (Rachelle Vinberg, Nina Moran, Ajani Russell, Moonbear et Dede Lovelace), qui reprennent leurs rôles semi-autobiographiques avec une aisance déconcertante, pour nous plonger davantage encore dans leur monde et nous raconter leurs histoires. Consultantes dans la writers’ room, elles ont inspiré celle qu’elles appellent leur “grande sœur” (la réalisatrice les a rencontrées voilà quatre ans déjà, dans un train et a immédiatement sympathisé avec elles) par leurs expériences. Crystal Moselle, fascinée par “la beauté de leurs danses” et par “leur façon de se connecter à l’architecture de la ville”, leur a taillé une série sur-mesure, proposant la version fictive la plus authentique possible de leur quotidien et de leur passion commune pour le skate.

Sa caméra amoureuse ne les lâche pas, captant chacun de leurs mouvements, de jour comme de nuit, les plus beaux plans bénéficiant de la lumière rasante de couchers de soleil dans les parcs new-yorkais.

“J’ai suivi un flow intuitif dans ma façon de travailler, explique-t-elle*. Pour les séquences de skate, on les laisse faire leur truc et juste on les suit et on capture leurs mouvements. Pour moi, la cinématographie est extrêmement importante : on doit avoir l’impression de découvrir ces moments pour la première fois et pas qu’ils aient l’air d’être composés.”

C’est exactement ce que l’on ressent dans Betty, le sentiment d’avoir été conviés à découvrir un monde et un style de vie habituellement raconté sous un prisme masculin (du culte Kids, de Larry Clark au récent et très beau 90’s, de Jonah Hill). Or, les récits, quand ils viennent des femmes, changent tout, simplement car ils permettent de mettre à jour des expériences différentes de celles des hommes. Et Betty de prendre naturellement une dimension engagée, peu mise en avant dans Skate Kitchen. La série allie ainsi le fond à une forme fort séduisante pour les amateur·rice·s du genre indé.

À hauteur de skate

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Après les premiers épisodes, destinés à nous exposer cet univers coloré, musical où souffle un vent de liberté adolescente et où se jouent des chorégraphies sublimes et spontanées, les intrigues se mettent en place. Betty dépeint une forme de sexisme spécifique, celle qui s’exprime dans le monde du skate. Cela passe par des micro-agressions quotidiennes – un skater qui s’en prend violemment à une skateuse, car les deux se sont rentrés dedans, là où il aurait lancé un “sorry dude” s’il avait percuté un homme, des codes très masculins dans le langage (les “bitch”, “bro”, etc.), un soupçon permanent sur les “compétences” des skateuses, facilement accusées de vouloir juste “se montrer” et de ne pas vraiment aimer le skate… – et de manière générale par la place plus importante que prennent les jeunes mecs comme si cela leur revenait de droit. Le titre lui-même est ironique : “On se réapproprie ce terme péjoratif, qui désigne les filles qui traînent avec les skateboarders, au lieu de faire du skate elles-mêmes”, explique la réalisatrice. Elle poursuit :

“Je voulais montrer leur univers tel qu’il est. Je ne voulais pas exagérer non plus : elles ont plein d’amis masculins. On n’est pas dans une guerre ouverte des garçons contre les filles, mais c’est intimidant au quotidien. Il y a des micro-agressions et du sexisme ordinaire que les jeunes hommes eux-mêmes n’appelleraient pas comme ça. Je pense que c’est inhérent à notre société et à la façon dont est éduqués. On essaie de changer ça.”

Il y a Camille, incarnée par Rachelle Vinberg, très douée sur une planche et assez solitaire, particulièrement sensible à une forme de validation masculine (c’était déjà le cas dans le film). Tentée de devenir la “schtroumpfette” (la seule meuf acceptée par un “boy’s club” et donc potentiellement mise sur un piédestal) dans un groupe de mecs, elle va finalement se rendre compte de l’importance des amitiés féminines et de la sororité. Un cheminement raconté sans grandes envolées lyriques, juste organiquement. Son interprète décrypte :

“Je crois que n’importe quelle fille qui plonge dans le monde du skate et qui n’a pas encore d’amies filles traverse ce genre de situation, parce que tu essaies de t’intégrer. Aussi, tu as envie d’être acceptée par n’importe quel groupe, filles ou garçons. Tu as envie de les impressionner. C’est presque intrinsèque à la pratique du skate. Je ne suis pas comme ça, Camille est un personnage, mais ces filles existent et je pense que c’est parce qu’elles ne sont pas habituées à avoir des potes féminines qu’elles se sentent donc mal à l’aise.”

Une autre histoire autour de Janay (Dede Lovelace) renvoie directement au mouvement #MeToo et aux dilemmes personnels dans lesquels on peut se retrouver quand un proche est impliqué. C’est son cas, quand son ex et actuel meilleur ami est accusé par une autre jeune femme de viol pendant son sommeil. Le cheminement de Janay illustre à merveille celui de la société tout entière : d’abord en colère qu’on ose accuser son pote d’un truc pareil, elle est certaine que la fille ment. Quand elle finit par accepter d’écouter sa version de l’histoire, Janay se rend compte qu’elle a enfoui un vieux traumatisme.

White privilege et appropriation culturelle

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La série explore également le white privilege et l’appropriation culturelle, à travers des scènes inspirées des témoignages des filles. La séquence où la bande termine chez les flics après une altercation et la mésentente qui s’ensuit avec Kirt (Nina Moran), le clown de la bande, inconsciente d’avoir mis ses amies en danger – et en particulier ses amies noires – trouve ainsi son origine dans une conversation entre Moonbear (rebaptisée Honeybear dans la série) et Crystal Moselle. Cette dernière se souvient :

“Je suis inspirée par des choses dont j’ai été témoin, comme un début de bagarre entre filles, qui a alerté les flics. Certaines sont parties en courant, d’autres non. J’ai demandé à Moonbear pourquoi, elle m’a dit : ‘Je ne peux pas courir, tu sais ce qu’il se passe si je me mets à courir’. Elle est Afro-Américaine. Ça m’a marquée, cette illustration du privilège blanc. Les Afro-Américains doivent souvent gérer ce genre de situations.”

Une autre séquence, celle du shooting d’Indigo, tourne à la catastrophe quand le designer la fétichise sans vergogne, au milieu de mannequins blanches aux coiffures de femmes noires. L’appropriation culturelle (la mode a quasiment fait son fonds de commerce) dans toute sa splendeur. Ce shooting, Ajani Russell l’a vraiment vécu, mais sans voler la fourrure comme son alter ego de fiction :

“La scène est horriblement similaire à ce que j’ai vécu dans la vraie vie. J’ai insisté pour que cette histoire soit incorporée dans la série, car les gens doivent prendre conscience que ce genre de choses arrive encore aujourd’hui. C’était il y a deux ans à peine et c’était traumatisant. Je suis partie avant même le photoshoot. J’étais en train de me faire maquiller et le chef-maquilleur, caucasien, a donné des ordres du genre : ‘Rends-la plus ghetto, fais ci, fais ça’ et je suis Portoricaine. Alors ils essayaient de me faire un chola look pour me donner un air de racaille. J’étais horrifiée et au moment d’aller devant l’objectif, je me suis dit : ‘Je ne peux pas faire ça’.

Ce sont des choses auxquelles les femmes noires ont affaire : endurer constamment ce genre de comportements, lors d’un entretien d’embauche ou dans d’autres circonstances. Là, Indigo arrive au point où elle ne peut plus le supporter. Elle comprend qu’elle ne doit plus se laisser faire, quelles que soient les conséquences.”

Ces sujets engagés sont abordés, car si les projecteurs sont de temps en temps braqués sur l’univers du skate, très cinématographique, il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’une culture underground, qui réunit des misfits, ceux et celles qui se sentent décalés par rapport aux attentes de la société, discriminés (comme les personnes racisées, queer…), qui ne correspondent pas aux normes, que ce soit celles de l’hétéronormativité ou de la virilité masculine traditionnelle, même si c’est plus facile en tant que mec, car le skateur a très vite eu cette image du “rebelle cool” dans l’inconscient collectif. Betty met ainsi en scène très naturellement une romance queer, compliquée à gérer pour Honeybear, tandis que Kirt vit son homosexualité de façon plus légère.

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Le skate, c’est très cool, mais pas aux yeux de tout le monde. Son pouvoir subversif fait peur aux parents, comme le montre la relation de Camille avec sa mère ou cette scène dans laquelle elle montre à une petite fille les rudiments de la pratique, avant de se faire violemment rabrouer par le papa. À la fin de la saison, la jeune femme déposera incognito sur le palier de la porte une planche pour la skateuse en herbe. “Si tu veux vraiment faire du skate, le sexisme va arriver avec. Accepte le fait que les gens vont se montrer ignorants et concentre-toi sur tes potes et le plaisir que ça te procure d’être sur ta planche. Au final, c’est ça qui compte”, conclut Rachelle Vinberg, l’interprète de Camille.

À l’image de la série, les jeunes skateuses et actrices ont vécu le sexisme de bien des façons et elles le racontent sans détours. C’est une épreuve en plus, qui ne les empêche pas d’avoir la même passion pour le skate et la même philosophie de vie que les hommes. Ajani Russell se souvient :

“La première fois que je me suis rendu dans un parc de skate, un garçon m’a dragué, il me disait : ‘Tu es trop jolie, toi’, ‘Je vais te montrer des astuces’. Je lui ai demandé de me laisser tranquille et un peu plus tard, il m’a fait tomber de ma planche, alors que je faisais du skate.

Dans ces moments, il faut comprendre qu’en réalité, cela n’a rien à voir avec toi. Ils sont en colère à propos d’autres choses de leur vie et tu prends, juste parce que tu es une femme qui fait du skate. Ils mélangent leurs problèmes et veulent te faire croire que c’est toi le problème, toi qui es une fille et qui fais du skate. C’est juste faux. Tu dois avoir confiance en toi et t’engager quand tu skates. Ne pas te laisser guider par tes peurs. Si tu aimes le skate, tu es une skateuse et c’est tout.”

Sororité

Betty a encore des choses à nous dire, comme nous le confirme Crystal Moselle (“Oui, je pense qu’il y a d’autres histoires à raconter et qui peut le faire mieux que de véritables jeunes femmes qui évoluent dans le milieu du skate new-yorkais ?”). Rachelle Vinberg nous a, par exemple, parlé du harcèlement en ligne, dont sont victimes les filles qui osent montrer leurs figures sur Instagram : “Beaucoup de filles se font harceler, les gens disent qu’on veut skater pour se faire voir, pour les likes. En réalité, on veut juste skater parce qu’on en a envie, comme eux. Cette haine en ligne grandit à mesure que les filles se mettent davantage à skater et sont reconnues dans le milieu.”

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Si on croise les doigts pour que cette série badass, qui emploie aussi un max de femmes derrière la caméra (six femmes et un homme signent le scénario, Crystal Moselle a réalisé tous les épisodes), soit renouvelée pour une saison 2, la première livraison pourrait presque se suffire à elle-même, tant elle se termine en apothéose, par un rassemblement libérateur de skateuses, initié par Kirt.

Les voilà qui déboulent par dizaine, accompagnées par le soleil, investissant les rues de New York sur leur skate, puis débarquant triomphalement dans un parc, sous les yeux des mecs, qui vont devoir apprendre à réellement partager l’espace. Elles sont vues et elles sont ensemble.

“Ce que j’adore avec ce groupe de filles, c’est qu’elles sont bienveillantes envers les autres femmes. Ce ne sont pas des ‘mean girls’. Elles font en sorte de créer un espace ‘safe’ pour les autres et ne gardent pas jalousement le leur sans le partager”, nous confie Crystal Moselle.

Il suffit d’écouter Ajani Russell pour savoir qu’elle a raison : “J’espère qu’avec Betty, qui reflète nos expériences, les femmes vont pouvoir s’identifier à un des personnages et comprendre qu’elles ne sont pas seules. Cette union est très importante pour nous.”

Betty prouve aussi qu’une série centrée sur des personnages féminins peut toucher à l’universel, pour ceux qui en douteraient encore. “Il s’agit de trouver ses amis, de découvrir l’amour, c’est une histoire de passage à l’âge adulte. Toute la première saison parle de ça : trouver un groupe de personnes qui va former une nouvelle famille”. Parfois, les histoires les plus simples sont les meilleures : pour les rendre unique, il faut juste changer de perspective.

*Les propos ont été recueillis lors d’une table ronde virtuelle, organisée par HBO.

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