Woke ou l’éveil tragi-comique de Lamorne Morris à sa condition d’homme noir

Woke ou l’éveil tragi-comique de Lamorne Morris à sa condition d’homme noir

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Par Marion Olité

Publié le

Winston de New Girl est devenu woke !

N’arrive-t-elle pas un poil trop tard ? C’est la question que l’on se pose au visionnage de la première saison de Woke, une nouvelle comédie cocréée par Keith Knight et Marshall Todd, et diffusée sur Hulu depuis le 9 septembre dernier. On y suit la trajectoire d’un dessinateur noir, Keef Knight, sur le point de rencontrer un succès mainstream grâce à sa création apolitique et tout public, Toast & Butter. Mais après avoir été victime de violence policière, il prend soudainement conscience de sa condition d’homme noir et de ce que cela signifie dans notre société.

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Cet éveil, qui donne son nom à la série (“woke” est une expression née dans les années 2010 avec le mouvement Black Lives Matter, initialement utilisée pour décrire l’état d’éveil aux injustices antiracistes, avant d’être étendue à toute forme de prise de conscience d’une oppression spécifique), lui fait rejeter sa création innocente et “colorblind”* en pleine convention de fans. Il prend aussi une autre forme : les objets inanimés, dont son crayon pour dessiner, se mettent à lui parler. Tiraillé par des pensées contraires et une colère naissante, Keef a l’impression de perdre la boule. Ce qui est sûr, c’est qu’il vient de perdre sa petite amie. Il va heureusement pouvoir compter sur l’amitié de ses deux colocs – Gunther (Blake Anderson) et Clovis (T. Murph) – ainsi que sur de nouvelles rencontres pour retomber sur ses pieds et embrasser sa wokeness.

To be or not to be (woke) 

Choisir un ton léger pour parler d’un sujet qui l’est beaucoup moins est un parti pris qui se défend. Le problème de Woke, c’est qu’elle arrive après Dear White People, série drôle et tranchante qui abordait le sujet de l’éveil des personnes noires (et ses différents niveaux) sans ménager la chèvre et le chou, et surtout pas les Blancs. Ici, on a l’impression que les showrunners ne veulent pas trop froisser les egos du potentiel public blanc qui se retrouverait à regarder la série. Du coup, notre héros nouvellement “woke” ne fait que des conneries : il froisse à la fois ses fans, ses colocs et amis, et celle qui est censée être sa nouvelle alliée, Ayana (Sasheer Zamata), une journaliste noire engagée (et celle qui pose les bonnes questions). On peut aussi y voir une illustration de la façon dont la société traite les personnes éveillées au racisme. Keef se sent seul et incompris. Il est et met mal à l’aise car il est en train de vivre une véritable révolution intime qui affecte son travail d’artiste.

Le bât blesse du côté des sidekicks, en particulier le personnage de Gunther, son pote blanc qui semble plus woke que lui. On attend, en vain, une vraie et inévitable confrontation entre les deux hommes. Mais non, Gunther reste plutôt sympathique et il a souvent raison. Son autre pote, Clovis, est un personnage extrêmement caricatural de mec lourd, qui ne pense qu’à allonger des meufs sur son lit. Du côté de la gent féminine justement, si elle est un peu mieux soignée, une logique nous échappe. Au début de la série, Keef se fait larguer par sa copine noire, Trina, après deux ans de relation, et par sa faute (il la ghoste pendant deux jours car il estime qu’elle ne comprendra pas ce qu’il vit !). Il l’oublie assez vite et flashe sur Adrienne (Rose McIver), une femme blanche et artiste qu’il rencontre à une soirée de riches, où il a visiblement été invité pour cocher la case “mec noir cool”. Son crush va être développé sur toute la première saison. Là encore, on est sur un choix presque “daté” (car déjà vu maintes fois dans la pop culture), celui de montrer un couple mixte, alors que la plus à même à comprendre ce que vit Keef aurait été Trina.

Enfin, le personnage d’Ayana, militante queer racisée, reste assez froid et désagréable. Elle semble attendre que Keef se plante dans ses projets pour se moquer de lui, et ne devient finalement attachante que vers la fin de la saison, car elle se comporte comme un mec (elle se lie d’amitié avec Clovis, qui apprend qu’elle a trompé sa petite amie et la surnomme “fuck boy“).

La série aurait pu creuser, aller plus loin sur plusieurs aspects, et le choix de faire parler les objets inanimés n’est pas toujours assumé à 100 % : ce “pouvoir” va et vient un peu selon les besoins du scénario. Heureusement, d’autres séquences sont assez réussies, d’un point de vue comique – le pétage de boulons de Keef lors de la convention de fans – ou militant – comme cette idée artistique de créer une offre raciste, “Black people for rent”, et de voir comment réagissent les gens, noirs comme blancs. La série est, à l’image de son héros, parfois maladroite et convenue. Elle manque de tranchant après l’année que l’on vient de vivre, notamment en matière de droits des personnes noires. Mais on ne s’ennuie pas devant Woke, et le choix de Lamorne Morris demeure excellent : il fallait bien son quotient sympathique pour nous le rendre attachant. Mais là encore, on remarque le début d’un trope, qui coïncide avec Jean-Pascal Zadi dans Tout simplement noir : le militant un peu “concon”. Comme si, pour faire passer l’idée d’engagement auprès d’un large public, il fallait le moquer. Même si on ne doute pas des intentions de Keith Knight et Marshall Todd, le message devient ambivalent. À l’image de son crayon-feutre vénère, on aurait aimé que ce portrait soit plus affûté. Mais peut-être Woke a-t-elle besoin d’une saison 2 pour prendre son envol ?

* “Colorblind” est un terme utilisé par les militant·e·s antiracistes pour décrire une personne qui “ne voit pas les couleurs”. On peut dire que c’est l’une des valeurs fondatrices de la France, basée sur un concept d’universalisme (les êtres humains naissent libres et égaux en droits), et où le fait d’être “colorblind” est généralement vu de façon positive (dans le sens où on ne fait pas de différence). Mais ce principe d’universalisme est souvent utilisé pour justement rester aveugle au racisme qui existe en France.