“Chacun porte en soi une sorte de roman” : entretien avec Sébastien Lifshitz, notre meilleur documentariste

“Chacun porte en soi une sorte de roman” : entretien avec Sébastien Lifshitz, notre meilleur documentariste

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Par Manon Marcillat

Publié le , modifié le

À l’occasion de la sortie du bouleversant Madame Hofmann, on a rencontré son réalisateur.

Sébastien Lifshitz manie comme personne les fictions façon documentaire et surtout les documentaires aux allures de fiction. Certainement parce que la première fois qu’il s’est frotté au genre du documentaire, c’était par le prisme du cinéma, en suivant la réalisatrice Claire Denis dans Claire Denis, la vagabonde, qui lui donnera également l’impulsion pour filmer les gens à la marge, à qui il ne cesse de donner de la voix au fil de ses films.

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Avec sa galerie de personnages ordinaires au destin parfois extraordinaire que la fiction n’aurait pu inventer, Sébastien Lifshitz s’emploie à toujours faire des films avec, jamais des films sur. Cet art inégalé du personnage et ce regard empreint d’une bienveillance rare en font indiscutablement notre meilleur documentariste, lui qui est persuadé qu’un documentaire est possible avec chaque individu. On a décrypté avec lui cet art si fragile du personnage.

Konbini | Est-ce que, devant la caméra d’un bon documentariste, tout le monde est capable de se raconter soi-même ?

Sébastien Lifshitz | Chacun porte une sorte de roman mais tout le monde n’est pas capable de le transmettre. Ça peut être à cause de sa personnalité, comme pour Les Invisibles, où j’ai cherché des homosexuels entre 70 et 90 ans pendant deux ans car ils étaient totalement invisibles dans la société. La plupart avaient des histoires passionnantes mais il m’était impossible de les filmer car je voyais qu’il y avait quelque chose de trop fragile, pudique et timide dans leur personnalité, tout risquait de s’effondrer. Il faut donc trouver des gens avec un certain aplomb et qui ont du recul et une réflexion par rapport à eux-mêmes pour permettre un récit.

Pourtant, dans Petite Fille, il était impossible que cette enfant ait le recul nécessaire sur son histoire en raison de son âge ?

Pour Petite Fille, c’était effectivement différent, car c’est une enfant de 7 ans, je savais donc que je ne filmerais pas quelqu’un qui a un discours sur elle-même. Un jour, j’ai demandé à Sasha si je pouvais la filmer dans sa chambre en train de jouer. Je savais que c’était un lieu très secret, car elle n’avait jamais invité une seule de ses copines à la maison, et c’était donc une demande particulière. Elle a accepté, mais lorsque je lui ai demandé de jouer avec ses poupées, elle s’est assise face à la caméra et m’a dit avec un aplomb incroyable qu’elle ne pouvait pas faire comme si je n’étais pas là. J’ai alors compris qu’elle ne jouerait jamais à être quelqu’un devant la caméra et que ça serait à moi de m’adapter à elle pour saisir des choses existantes.

Accepter d’être filmé et d’être raconté, ça dit quelque chose de ces gens. Comment captez-vous le potentiel d’une personne, comme Sacha, qui ne jouera pas de rôle ou, au contraire, qui risque de devenir actrice de sa propre vie ?

Sur Adolescentes, par exemple, il suffisait qu’Anaïs ait vu une série américaine la veille pour qu’elle en fasse des caisses devant la caméra. Mais je la laissais se défouler, je la filmais faire son show jusqu’à ce qu’elle s’épuise elle-même de jouer un personnage qui est aux antipodes d’elle-même. C’est normal que les gens aient parfois envie de vous offrir une version fantasmée d’eux-mêmes, et il faut laisser s’exprimer ce personnage, il ne faut surtout pas le censurer. Mais la réalité vous rattrape vite, et c’est juste du nettoyage à faire au montage.

Dans le cas de Madame Hofmann, c’est Sylvie elle-même qui avait peur que je m’aveugle à ne pas voir la banalité de sa personne, elle était dans une déconsidération permanente d’elle-même. Pourtant, en tant que cadre infirmière, elle a appris à mettre en scène son autorité et elle avait les outils pour être dans une forme de représentation, puisqu’elle joue déjà une sorte de rôle dans son service. Pour elle, la caméra n’était absolument pas un problème car elle était happée par tout ce qu’elle avait à faire en une journée, puis elle a souvent été confrontée à des situations dramatiques, donc elle a beaucoup d’aplomb.

La première pierre de votre travail de documentariste est donc d’être avant tout un très fin psychologue ?

Oui. Par exemple, lorsque j’ai rencontré Karine, la maman de Sasha [Petite Fille], j’ai tout de suite compris que c’était quelqu’un avec une très forte personnalité et une compréhension humaine de ses enfants absolument incroyable. C’était aussi une femme très seule dans la situation dans laquelle elle se trouvait avec son enfant, et pour la première fois, elle rencontrait quelqu’un comme moi qui l’écoutait, ne la jugeait pas et connaissait beaucoup de choses sur la dysphorie de genre.

Cette famille laissait entrer peu de gens chez elle, ils avaient construit une sorte de bouclier autour de Sasha, ils étaient tellement solidaires et attentionnés entre eux, j’ai été saisi par cet amour et cette douceur. Pour moi, il y avait l’évidence d’un film qui n’était pas seulement le portrait de Sasha mais celui de cette famille.

Quand des gens vous donnent ainsi accès à une telle part d’intimité, comment prenez-vous soin d’eux ? Chez vous, cette bienveillance se ressent à l’image.

Les gens que je filme, je m’en sens responsable dans la manière dont je les raconte et j’essaie donc de les raconter comme je les vois et ce que je comprends d’eux. J’essaie vraiment d’éviter d’être dans un film sujet ou un film dossier, j’essaie de rompre ce point de vue objectif du réel pour construire cette subjectivité du regard et donc d’être au plus près d’eux. Mais au début d’un tournage, c’est difficile, car on ne se connaît pas.

Dans Madame Hofmann, la question de la subjectivité du réel, c’était d’être avec Sylvie, car ce n’est pas un film sur elle mais avec elle, afin de faire ressentir au plus près ses émotions. C’est à la mise en scène qu’on construit cette subjectivité, et pour ça, il faut adopter les méthodes de la fiction. Mon expérience dans la fiction m’aide beaucoup à construire cette écriture.

Pour être au plus près, il faut aussi savoir s’effacer ?

Ça dépend, parfois il faut être près physiquement. Je me souviens que le premier plan d’Adolescentes a été une catastrophe absolue. C’était un déjeuner juste avant la rentrée scolaire d’Emma, et j’étais terrorisé à l’idée d’installer ma caméra. J’ai donc fait un plan large, à distance, et comme souvent, Emma a pété un plomb contre sa mère. Je regarde le plan et ça ressemble à un petit théâtre filmé, une sorte de bocal avec des insectes qui se battent entre eux, tout ce que je ne voulais pas. J’avais eu peur de m’approcher trop près d’eux et de les effrayer, mais ça m’a permis d’immédiatement réfléchir à cette question de la distance juste et du point de vue. Avec patience et méthode, il faut arriver à se faire accepter au plus près.

Comme documenter n’est pas synonyme d’improviser, est-ce que vous balisez tout avec vos sujets avant de commencer à filmer ?

Côté droit à l’image, il faut que tout soit immédiatement réglé, sinon ce n’est que de la frustration. Après, on s’adapte à ce qui arrive, mais je ne filme pas seulement ce que je saisis au vol, il y a des choses que je provoque. Par exemple, dans Madame Hofmann, la séquence où Sylvie regarde des photos avec sa mère est provoquée, car j’avais besoin que le passé de cette famille soit évoqué, et quoi de mieux que d’ouvrir une boîte de photos et de les écouter commenter ?

Mais vous avez également beaucoup de chance car non seulement vous trouvez Sylvie, qui est une excellente protagoniste, mais il s’avère que sa mère l’est tout autant…

Oui, c’est de la chance, car je ne connaissais pas Micheline au moment où j’ai décidé de faire le film avec Sylvie. Je l’ai simplement accompagnée voir sa mère et j’ai vu le phénomène que c’était, une petite femme d’1,50 m, tellement charismatique et d’une drôlerie folle que j’ai immédiatement eu envie de la filmer. Sans la richesse de leur échange et comment elles se révèlent l’une face à l’autre, le film aurait été très différent. Avec Micheline, ça a immédiatement été “open bar”, mais tout le monde réagit différemment. Le compagnon de Sylvie, par exemple, était extrêmement paniqué par la caméra.

Au fil de vos films, vous vous êtes créé une sorte de grande famille documentaire ?

Oui, ce sont des gens qui vous ouvrent grand la porte et vous adoptent dans leur vie, donc j’essaie de créer un lien personnel au-delà du film. Je demande également à mon équipe constituée de quatre personnes de construire un lien avec chacune des personnes du film, car je ne veux pas que tout passe par moi. L’ingénieur du son, il pose les HF, donc il est obligé d’avoir un contact physique assez intime avec les gens qu’on filme. Le chef opérateur également a un rapport très physique au corps. Je suis collé à lui, on est comme une sorte de grappe très soudée, donc c‘est important que chacun construise sa propre relation avec les personnes avec qui on va passer l’essentiel de notre temps. Il y a juste mon assistant qui ne reste pas en plateau avec nous quand on tourne, car si une personne extérieure est là, elle perturbe tout le dispositif, quelque chose se rompt et les personnes ont alors l’impression de devenir des acteurs.