C’est chauffés à blanc par une série d’affiches grandioses dévoilées au compte-gouttes et une étrange bande-annonce que nous avons découvert Pauvres Créatures, le septième long-métrage du réalisateur grec Yórgos Lánthimos (The Lobster, La Favorite), présenté en compétition officielle à la 80e Mostra de Venise en septembre dernier et heureux lauréat du Lion d’or, la plus haute distinction.
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Il adapte le roman éponyme d’Alasdair Gray sorti en 2003 et réinvite Emma Stone dans son étrange et singulier univers pour renverser le mythe de la créature de Frankenstein à l’ère victorienne. L’actrice y est Bella Baxter, une jeune femme enceinte ramenée à la vie suite à sa tentative de suicide par un scientifique brillant et sans scrupule, le Dr Godwin Baxter, qui, guidé par sa soif d’expérimentation, va remplacer le cerveau de Bella par celui de son bébé à naître. Avec son esprit d’enfant désormais coincé dans un corps d’adulte, elle veut tout comprendre et tout connaître, et, vierge de toute pudeur, politesse ou préjugé, elle va s’en aller découvrir le monde aux côtés d’un avocat débauché et immature qui l’embarque pour une odyssée de plaisir entre Lisbonne, l’Atlantique, Alexandrie et Paris.
La Revanche de Bella Baxter
Gênés et dérangés, nous l’avons été, comme souvent devant les films de Yórgos Lánthimos, mais c’est surtout fascinés par cette relecture inédite, féministe et brillante du mythe de Frankenstein, aussi tordue, dense que drôle, que nous avons fini la séance. Mercredi 17 janvier, il se peut que le meilleur film de 2024 (ou, à défaut, le meilleur film de Yórgos Lánthimos) soit déjà en salle.
Avec l’innocence d’une enfant, c’est surtout la masturbation et une sexualité qui n’a pas encore été conditionnée par la honte et la pudeur que Bella va découvrir, expérimenter, pratiquer et grâce à laquelle elle va acquérir son autonomie. Pauvres Créatures renverse ainsi l’histoire de Frankenstein en faisant grandir sa créature au contact de gens “normaux” qui ne la fuient pas mais la désirent, attirés par sa curiosité et sa vivacité pour certains ou par sa pureté, son innocence et son âme d’enfant qu’ils espèrent pouvoir dominer pour d’autres. (Ironie du sort, le long-métrage s’est retrouvé en compétition aux côtés de ceux de Roman Polanski et Woody Allen, accusés d’agressions sexuelles par des mineures, et projeté au lendemain de celui de Luc Besson, marié avec Maïwenn, âgée de 16 ans, lorsqu’il en avait 32.)
C’est principalement avec des hommes plus âgés et qui ont le pouvoir — Godwin Baxter, son créateur paternaliste qu’elle surnomme affectueusement “God”, Max McCandless, l’étudiant en médecine sensible et amoureux qui sera chargé de sa surveillance ou Duncan Wedderburn, l’avocat misogyne qui voudrait en faire son objet sexuel — que Bella interagit. Ces échanges, qui pourraient être pervertis par la domination, sont en réalité les meilleurs ressorts comiques du film, portés par les excellentes performances de Willem Dafoe, Mark Ruffalo et Ramy Youssef, à contre-emploi, et les dialogues affûtés de Tony McNamara, dans un film à l’humour que l’on n’aurait pas soupçonné.
Tous ont peur des femmes, à leur manière, et les rapports frontaux que Bella, imperméable aux préjugés de son époque, entretient avec eux les poussent dans leurs retranchements et transforment leur relation à mesure que Bella déconstruit les contraintes liées à la féminité simplement en y apposant son regard neuf, grâce à l’interprétation d’Emma Stone, toujours sur le fil entre génie et grotesque.
Ainsi, avec son créateur, ils muteront d’une relation de scientifique-cobaye, à une relation père-fille à un statut de quasi âmes-sœurs sans romance. De professeur ès sexe autoproclamé, Duncan Wedderburn deviendra un vulgaire goujat jaloux de la spontanéité épicurienne non calculée de sa maîtresse tandis que Max McCandless sera relégué au rang d’amoureux “pratique”. Dans les relations de Bella au monde, il y a le plus beau comme le plus sombre et tout ce qui peut se trouver entre mais jamais elle n’est la pauvre créature.
Chaque étape du voyage de Bella marquera une nouvelle étape dans son apprentissage et dans l’acquisition d’une maturité, d’une conscience politique et des pleins pouvoirs sur sexualité. C’est à Lisbonne, telle une Alice au pays des Merveilles en rut, engloutie par ses vêtements à épaules bouffantes, qu’elle va découvrir les plaisirs de la chair (et les pasteis de nata). Sur son bateau de croisière, elle s’émancipera de ses désirs purement charnels et acquerra une certaine maturité grâce à son amitié avec une femme plus âgée. À Alexandrie, Bella fera l’expérience du monde extérieur et de ses inégalités et c’est finalement à Paris, où elle choisira de gagner sa vie dans un bordel, que Bella atteindra l’apogée de son développement sexuel et intellectuel, notamment aux côtés des femmes, qu’elle ne côtoyait pas auparavant.
Pour Bella, l’odyssée sera initiatique, pour nous elle sera également visuelle. Inspiré par les films des années 1930, Yórgos Lánthimos a imaginé un univers plus foisonnant que jamais, entre conte de fées, film gothique et science-fiction, qui extrait son héroïne — dont l’incroyable allure ne correspond pas non plus exactement à son époque victorienne — d’une temporalité précise. Ici, la provocation n’est jamais vaine et Pauvres Créatures est un des films les plus subversifs qui nous ait été donné à voir.
Article écrit le 1er septembre 2023, mis à jour le 11 mars 2024.
