The Horror of Dolores Roach, Nola Darling, Shameless… ces séries qui parlent le mieux de gentrification

The Horror of Dolores Roach, Nola Darling, Shameless… ces séries qui parlent le mieux de gentrification

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© Prime Video

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Par Jennifer Padjemi

Publié le

Un nouveau sous-genre ?

La gentrification est définie par le dictionnaire (Le Robert) comme “un processus par lequel la population d’un quartier populaire fait place à une couche sociale plus aisée”Dans les faits, le phénomène recouvre plusieurs facteurs où s’entrecroisent les questions de race, de genre et d’environnement culturel. Toutes les grandes villes du monde vivent des degrés de gentrification plus ou moins élevés, et certains quartiers voient même leur paysage originel disparaître complètement.

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Dans les années 1990, des réalisateurs comme Spike Lee et John Singleton proposaient un cinéma qui reflétait les débuts de cette mutation. Aujourd’hui, les créateurs de séries sont de plus en plus nombreux à prendre le relais et à s’intéresser au sujet, sous différents aspects. On pourrait même parler d’un genre spécifique qui s’immisce dans une saison entière ou d’épisodes spécifiques (Atlanta, Vida, On My Block…)

Pour la sortie de The Horror of Dolores Roach, sur Prime Video, c’est l’occasion d’évoquer d’autres séries qui l’ont précédée sur ce thème.

The Horror of Dolores Roach (Prime Video)

© Prime Video

Débarquée en toute discrétion le 7 juillet 2023 sur Prime Video, The Horror of Dolores Roach est une série adaptée d’une pièce de théâtre (Empanada Loca) et d’un podcast éponyme à succès. On y suit l’histoire de Dolores Rochas (anglicisé Roach par son père défunt) qui sort de prison après 16 ans de détention. Tombée pour trafic de drogue à la place de son compagnon, elle est libérée avec 200 dollars en poche, et l’intention de le retrouver pour repartir du bon pied.

Sauf que, en arrivant dans son ancien quartier, tous les commerces tenus par des Latinos ont disparu, les visages familiers ont changé et même la vente de drogue s’est modernisée. Ce qui fonctionne très bien ici, c’est la notion de chamboulement qui est vécu par Dolores qui ne retrouve plus aucun repère, si ce n’est le restaurant d’empanadas qui est le seul lieu à avoir conservé son aura d’antan… Les clients, eux, sont partis.

La gentrification arrive souvent progressivement, mais le procédé de la série permet de se rendre compte d’un avant/après brutal pour une personne qui a été absente pendant de longues années. S’il est beaucoup question de cannibalisme dans cette série, il s’agit aussi de montrer ce qu’il arrive quand peu de choix sont laissés pour survivre.

Nola Darling n’en fait qu’à sa tête (Netflix)

© Netflix

Créée par Spike Lee, She’s Gotta Have It (Nola Darling n’en fait qu’à sa tête en français) est la version télévisée du film éponyme qu’il a réalisé 30 ans plus tôt. On y retrouve ses obsessions phares, à savoir Brooklyn, la trajectoire d’Africain·e·s-Américain·e·s de la classe moyenne, les tensions sociales entre minorités et la police, et la préservation d’un héritage noir. La Nola Darling de la fin des années 2010 est artiste, vit dans un loft qu’elle galère à payer, va au yoga, est polyamoureuse, bixesuelle et brunche avec ses ami·e·s le week-end.

En dehors de ses triangles amoureux, elle tente de se faire une place en tant qu’artiste dans un Fort Greene (quartier de Brooklyn) qui change sous ses yeux, avec le loyer qui augmente avec. La série commente très bien la manière dont la gentrification occupe tous les espaces, notamment celui de l’art, qui est un point de bascule où l’invisibilisation laisse place à la surexploitation des artistes noirs.

Il est question de se faire un nom dans un milieu de requins et de ne pas céder aux sirènes du capitalisme pour la célébrité. Nola Darling se retrouve face à ses propres contradictions : au sein d’une résidence d’artistes où elle découvre plus tard qu’elle est entièrement financée par un mécène blanc fétichiste, ou lorsqu’elle décide de collaborer avec une marque qui ne conservera que son nom et moins son art. Elle subit constamment la traction d’un environnement qui lui échappe un peu plus chaque jour. Même si l’approche de Spike Lee au cinéma est plus convaincante que sur le petit écran, il arrive tout de même à injecter ce qu’il sait faire le mieux : dépeindre la société dans toute sa subtilité.

Gentefied (Netflix)

© Netflix

Gentefied est sans doute l’une des meilleures séries de Netflix dont vous n’avez peut-être jamais entendu parler. Elle a été annulée après une deuxième saison très réussie, suscitant la colère des fans et notamment des communautés latinx qui voyaient en cette série l’occasion de parler de sujets qui les touchent : la famille, l’identité mexicaine et l’appropriation spacio-spirituelle.

Dans Gentefied, on suit la vie de trois cousins américano-mexicains qui tentent de sauver le restaurant de tacos familial qui existe depuis des décennies. Mais leur héritage est menacé par l’augmentation des charges, l’arrivée massive d’une population blanche et de nouveaux cafés à la mode où rien ne coûte moins de six dollars.

La série se déroule à Boyle Heights, un quartier latino historique de Los Angeles, où les créateurs de la série ont eu à cœur de montrer l’essence d’un endroit où les traditions communautaires se bousculent avec la modernité, parfois difficile à intégrer pour une génération plus ancienne. Car il s’agit aussi surtout de cela : les rapports intergénérationnels et la trajectoire d’enfants d’immigrés qui ont d’autres ambitions que leurs parents ou grands-parents. Quand les uns ont peur du changement, les autres en rêvent.

Le titre de la série vient également de “gentefication”, un terme inventé par l’équipe éditoriale pour évoquer la gentrification de quartiers latinx par des personnes latinx, amenant ainsi d’autres dimensions politiques. Si les premiers épisodes annoncent la comédie, les deux saisons vont très rapidement amener le public vers quelque chose de plus intime. Des sujets comme le racisme anti-mexicain, la déportation, la transmission et le trauma sont au centre, pour questionner le sentiment d’appartenance à un pays aussi proche que lointain.

Il sera aussi question de capitalisation des marques qui envisagent l’intérêt économique que les communautés minorisées peuvent apporter. Finalement Gentefied a su donner une voix aux personnes qui vivent ces changements de société au plus près. Devant ou derrière la caméra, il s’agit avant tout de leur regard.

Shameless (Showtime)

© Showtime

En 12 saisons — dont quatre beaucoup trop longues, voire inutiles — Shameless a eu le temps de s’intéresser à plusieurs sujets qui ont façonné la vie de la famille Gallagher. À ses débuts, la série proposait un univers inédit pour le petit écran : quelle est la vie d’une famille white trash pauvre, comme ils se définissent eux-mêmes dans la série, du sud de Chicago connu pour ses violences ? Fiona Gallagher, la grande sœur (et mère par extension) était celle qui faisait tenir la fratrie entre deux jobs de galériens, pendant que son père alcoolique tenait le bar du quartier et sa mère était aux abonnés absents.

La série a mis du temps à inclure les autres communautés très présentes dans le South Side Chicago, à savoir les Africains-Américains et les Latinos. C’est ainsi que le problème de la gentrification a été amené progressivement pour devenir le centre des dernières saisons, où la famille fait face à des promoteurs décidés à racheter les maisons délabrées dans lesquelles ils vivent. Le bar de quartier se remplit de hipsters, et le dinner historique a besoin d’être rafraîchi sous peine d’être fermé.

Une problématique intéressante est amenée : qui peut profiter de la gentrification ? Et si, malgré ce qui est souvent perçu, les habitants originels ne pouvaient pas en bénéficier aussi ? En augmentant leur prix, en vendant leur bien pour une vie meilleure, en ayant le droit de rêver eux aussi. Tout est évidemment plus complexe, mais Shameless a réussi, malgré la redondance des sujets, à offrir une lecture différente.

Blindspotting (Starz)

© Starz

Avant d’être une série confidentielle, Blindspotting était un film indépendant porté, au scénario, par le duo Rafael Casal et Daveed Diggs, qui produisent et jouent également dedans. Le film évoque la vie de deux amis qui font les 400 coups depuis leur plus jeune âge : l’un met très régulièrement l’autre dans des situations embarrassantes, jusqu’au danger.

Sur fond de violences policières, de rapports de domination, de classe et de race, Blindspotting s’intéresse particulièrement au changement radical qu’a subi la ville de San Francisco et ses alentours ces 20 dernières années. L’installation des GAFAM dans la région n’y est pas pour rien, détruisant parfois des quartiers historiquement queers et latinos, au profit de startupers blancs en baskets New Balance. Les habitants originels de San Francisco et les nouveaux arrivants ont dû s’éloigner par manque de place et de prix trop élevés, pour se réfugier à Oakland, juste derrière.

Cette arrivée massive, l’augmentation des prix et la confrontation quotidienne avec des populations plus aisées, sont au cœur du travail des deux amis devant et derrière la caméra. Ils abordent tous ces changements dans un même panier, car la gentrification s’imprègne dans toutes les sphères de la société. La série diffusée sur Starz (deux saisons à son actif), permet de narrer cette transformation à travers la trajectoire de certains personnages, notamment Earl qui, à sa sortie de prison, découvre la métamorphose de son environnement.

The Bay, l’autre nom de San Francisco, bénéficie d’un soutien inconditionnel de la part des artistes qui y ont grandi et qui ne veulent pas la voir mourir. Ils sont toute une génération de cinéastes à vouloir combattre la déperdition de leur contrée, en racontant ses déboires, mais aussi ses plus belles réussites.

City on Fire (Apple TV+)

© Apple TV+

City on Fire était d’abord un best-seller (l’achat de manuscrit le plus important dans l’histoire de l’édition aux États-Unis), puis est devenu une série sur Apple TV+ en 2023, cette fois beaucoup moins plébiscitée, et ce, même avec Jemima Kirke en tête d’affiche. Le livre s’intéressait au New York des années 1970, quand la série (adaptée par les créateurs de Gossip Girl) a transposé l’histoire dans le New York apocalyptique post 11 septembre 2001.

Tout commence par une tentative de meurtre à Central Park sur Samantha, jeune femme mystérieuse, fan de musique rock et photographe de talent. C’est à travers elle que le fil de l’histoire va se dérouler, pour comprendre la motivation de cet acte, mais surtout savoir qui était Samantha, dans cette ville où tout semble possible, mais où plus rien n’a de sens.

L’entrelacement de plusieurs intrigues et personnages pour tisser une toile d’araignée logique n’est clairement pas le plus intéressant ici. La série aurait gagné à se concentrer sur la lutte des classes qui transparaît tout le long. Entre ce groupe de pyromanes qui souhaite “récupérer” la ville aux riches, la famille dominante qui a une mainmise sur New York, ce fils déchu qui a préféré l’art à son héritage, ou ce couple qui illustre la dimension transactionnelle du mariage, le message se perd dans trop d’informations.

Le fait de l’avoir insérée dans le New York des années 2000 est le signe d’une rupture d’une ville qui a longtemps eu une mauvaise réputation, terre d’accueil des rebelles, des artistes, des esseulés, pour laisser place à une aseptisation, divisée par arrondissements, délimitée par une ligne invisible entre les riches et les autres. Le groupe d’activistes pyromanes qui squatte puis brûle les bâtiments détenus par des promoteurs immobiliers, démontre par le feu ce que la ville aurait pu devenir si elle avait gardé son âme.